Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/193

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Placez maintenant dans une nature vraie et énergiquement peinte ces poupées taillées en plein bois, tantôt avec une délicatesse exquise, tantôt avec une grande largeur de ciseau, vous aurez dans son ensemble le monde d’Erckmann-Chatrian, tel qu’il s’est montré à moi. Monde consolant d’ailleurs, pour lequel on ne tarde pas à se sentir une profonde sympathie. On aime ces êtres pâles et souriants, ces types de bonté, de souffrance, de grandeur morale ; on les aime dans leur tranquillité sainte, dans leur naïveté d’enfant. Ils ne vivent pas de notre vie, ignorent nos passions. Ce sont des frères plus purs, plus tendres que nous, et, à les regarder, nous gagnons en douce impression ce que nous perdons en réalité. Je me refuse à croire que ce sont là des hommes ; mais je me plais à vivre quelques heures avec ces merveilleux pantins tout à la fois plus grands que moi par leur perfection, plus petits par leur mensonge. Puis, quel beau pays que le leur, et ici quelle vérité dans les horizons ! Dans nos théâtres, ce sont les campagnes qui sont de carton et de bois ; ici, ce sont les personnages. Les champs vivent, pleurent et sourient ; le soleil luit largement, et la grande nature s’étale avec puissance, admirablement résumée en quelques traits justes et forts. Rien ne saurait rendre la sensation singulière que m’a fait éprouver ce mélange bizarre de mensonge et de vérité ; je l’ai dit, il y a là l’inverse de l’effet produit par notre monde théâtral. Imaginez des automates se promenant au milieu de la création de Dieu.