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jusqu’à un certain point, le public qui fait ses pièces ; ce n’est pas la vie, la vérité. Sans doute, la foule pour laquelle on écrit a le droit de refuser ce qui la choque, et, quand on travaille pour elle, il faut la consulter. L’œuvre produite dans ces conditions est une œuvre de vérité moyenne, adoucie toujours, flatteuse et surtout coulée dans le moule accepté. Toute assemblée nombreuse a du respect humain, une sorte de timidité niaise. J’ai vu au théâtre rougir des viveurs en entendant un mot leste. Il y a dans une salle de spectacle, dans cet amas d’hommes, de femmes et d’enfants de tous caractères et de toutes moralités, une pudeur mal comprise, un besoin de mensonge, de vertu et de grandeur fausses qui poussent les spectateurs à protester, lorsque l’auteur ose être vrai et fouiller hardiment la vie. Cette pensée que le public fait la pièce est si juste, que nous voyons chaque génération d’auteurs dramatiques avoir ses audaces et ses timidités. Il y a dans Molière une liberté de langage que nous ne supporterions plus ; il y a dans notre théâtre contemporain des études vulgaires ei franches que le dix-septième siècle aurait sifflées.

Pour moi, ce fait est profondément regrettable ; je ne puis m’accoutumer à cette idée qu’une œuvre d’art dépende d’une mode, du plus ou moins d’hypocrisie d’une époque. Je proteste contre ce sentiment étrange qui nous fait accepter dans la solitude du cabinet le roman le plus risqué, et qui nous pousse à la révolte, à la moindre scène forte et vraie que nous voyons à deux ou trois mille. Nous voulons de la vérité brutale,