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pait où elle voulait. Il est inutile que j’appuie ici sur le talent de l’auteur des Caractères ; tout le monde connaît l’art excessif qu’il met à dramatiser la moindre de ses observations. Mais il est un point sur lequel M. Prévost-Paradol me paraît trop insister. Il assure que la Bruyère n’était pas un réformateur, et je le crois sans peine. Il ajoute qu’il était trop éloigné de la Révolution pour la pressentir, trop bien enchaîné lui-même à sa place, dans la hiérarchie sociale, pour croire qu’il fût jamais possible de la remanier de fond en comble. Tout cela est vrai. Mais j’aurais aimé à voir M. Prévost-Paradol dire que la Bruyère est déjà du xviiie siècle par la chaleureuse indignation qu’il éprouve à la vue des injustices sociales, par la clairvoyance qu’il a des maux de l’humanité. Certes, il n’a pas eu la prétention de préparer 93, mais malgré lui, il a presque commencé, avec Saint-Simon, qui en avait moins conscience encore, ce grand mouvement de réaction qui renversa l’ancienne monarchie, ébranlée par ses propres vices. Il a étudié les mœurs de la cour et en a tracé une satire où l’ironie est pleine d’audace et d’amertume ; il parle de cette cour comme d’un pays lointain, non point tout à fait barbare, mais où l’ivrognerie, la débauche, une plate servilité, une fausse dévotion sont les moindres défauts ; il raille jusqu’au roi lui-même, jusqu’à l’idole qui, dans sa chapelle de Versailles, recevait l’encens destiné à Dieu.

Somme toute, la Bruyère raille les hommes, mais sans les troubler ni leur donner des leçons de foi ou