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vous vous apercevez bientôt que la colère et le désespoir vaudraient mieux pour vos croyances que cette bonne humeur sceptique, que ce doute profond et souriant.

On se donne peu à peu à cet ami dont l’âme paraît si bien équilibrée ; il a la force de sa tranquillité, et vous persuade par cela même qu’il ne prêche pas ; il est si heureux de ne croire à rien qu’on finit par tenter ce bonheur de la certitude dans l’incertitude. Je me rappelle qu’au bout de quelques mois, je lui appartins tout entier ; je m’étais donné sans avoir eu conscience, et justement parce que rien ne m’avait averti, dans mes longues conversations, qu’il prenait possession de moi. Un seul cri de terreur échappé de ses lèvres, et j’aurais peut-être reculé. J’accuse hautement Montaigne de voler les cœurs. Je vois en lui le sceptique le plus à craindre, car il est le sceptique le mieux portant et le plus allègre. Toute la sagesse que le ciel lui avait accordée a été employée par lui à faire du doute une nourriture saine et d’une digestion facile.

Ce n’est pas quitter Montaigne que de passer à la Boétie. Ce dernier a le profil plus fier, plus énergique ; il y a de l’ardeur juvénile dans son regard, des croyances plus fermes dans son sourire. Les deux amis dorment aujourd’hui côte à côte dans la mémoire des hommes ; leur amitié a été si profonde, qu’elle leur a servi de linceul à tous deux, et les a faits presque d’égale taille sur la pierre de leur tombeau. Quel est le chef-d’œuvre de la Boétie ? Les quelques pages qu’il a