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Le premier nous montre la face calme de Montaigne ; les yeux doux et bons, le sourire grave et un peu ironique par instants, le front large, la physionomie faite tout à la fois de curiosité et d’indifférence. C’est un vieil ami. J’ai vécu deux hivers avec lui, ayant son livre pour toute bibliothèque ; on ne saurait croire quel charme il y a, à ne fréquenter qu’une seule intelligence pendant deux années. Montaigne fait de l’art pour l’art, de la morale pour la morale ; il ne cherche à persuader personne ; c’est un simple curieux lâché dans les champs de l’observation et de la philosophie. Selon les heureuses expressions de M. Prévost-Paradol : « Il veut savoir, s’il se peut, ce que c’est que l’homme, prêt à prendre son parti et à se consoler s’il l’ignore, bien plus à trouver dans cette incertitude même je ne sais quel sentiment de pleine indépendance et d’entier détachement. » Ses conclusions philosophiques sont celles d’un honnête homme qui désire vivre en paix avec lui-même ; il a reconnu notre néant et ne s’est pas fâché ; il a reconnu l’antipathie qui existe entre notre raison et la vérité, et il a tâché cependant de concilier les intérêts de Dieu et les nôtres : « Convenir, dit M. Prévost-Paradol, de notre incertitude et en reconnaître les causes, voilà, selon Montaigne, le dernier terme de notre raison ; en prendre notre parti et vivre dans la modération que l’incertitude conseille, voilà le dernier effort de notre sagesse. »

On le voit, Montaigne n’est pas l’homme des décisions extrêmes ; pure question de tempérament ; il vit