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La lecture des Moralistes français a produit en moi cette sorte de malaise que l’on éprouve à la vue d’un danseur de corde qui chancelle à chaque pas. On détourne la tête en frémissant, on craint de voir le malheureux tomber et venir se briser le crâne à vos pieds. À quoi bon ces sauts périlleux, lorsque l’on peut rester tranquillement assis à son foyer ; de tels exercices devraient être défendus par la police. Et, cependant, le spectacle a un attrait étrange, une fascination qui ramène vos regards sur cet homme en danger de mort. Il y a de la grandeur dans le sacrifice qu’une créature fait de sa vie. Lorsqu’un philosophe, un moraliste perd pied et se noie dans l’eau trouble qu’il a imprudemment remuée, la foule court sur le lieu du sinistre et prend une étrange volupté à entendre ses cris de désespoir ; on le plaint et on l’admire ; on se sent, comme lui, la folie de la mort ; on reste là, sur le bord du gouflre, demi penché, regardant avec un frémissement sauvage les derniers bouillonnements de l’eau.

Pauvres et chères créatures, celles qui souffrent pour l’humanité souffrante ! Tous nos moralistes n’ont pas eu ce tempérament excessif ; ils sont allés plus ou moins avant dans le désespoir ; mais tous ont également marché dans le doute, tous ont également conclu à leur aveuglement et à leur impuissance. C’est une marche funèbre, je vous assure, que celle de ces hommes intelligents et forts au début, insensibles ou saignants au bout de la carrière. Lorsqu’on s’est arrêté devant six d’entre eux et qu’on a lu sur