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assez affranchi de la tradition. Lorsque commence le drame de la Croix, Gustave Doré se retrouve avec ses larges ombres, ses terreurs noires etraides traversées d’éclairs livides. Au dénouement, l’artiste retrace les visions de saint Jean, et le coup de trompette solennel et terrible du Jugement dernier termine l’œuvre dont le début a été le geste large de Jéhova emplissant le monde de lumière.

Telle est l’œuvre. J’espère que ce résumé rapide la fera connaître à ceux qui sont familiers avec le talent de Gustave Doré. Ce talent consiste surtout dans les qualités pittoresques et dramatiques de la vue intérieure. L’artiste, dans son intuition rapide, saisit toujours le point intéressant du drame, le caractère dominant, les lignes sur lesquelles il faut appuyer. Cette sorte de vision est servie par une main habile, qui rend avec relief et puissance la pensée du dessinateur à l’instant même où elle se formule. De là ce mouvement tragique ou comique qui emplit les gravures ; de là ces fortes oppositions, ces belles taches qui s’enlèvent sur le fond, cette apparence étrange et attachante des dessins, qui se creusent et s’agitent dans une sorte de rêve bizarre et grandiose.

De là aussi les défauts. L’artiste n’a que deux songes : le songe pâle et tendre qui emplit l’horizon de brouillards, efface les figures, lave les teintes, noie la réalité dans les visions du demi-sommeil, et le songe cauchemar, tout noir, avec des éclairs blancs, la nuit profonde éclairée par de minces jets de lumière électrique. On dirait par instants, je l’ai déjà dit, assister