Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je me demande, avant tout, quelle a été la grande vision intérieure de l’artiste, lorsque, ayant arrêté qu’il entreprendrait le rude labeur, il a fermé les yeux pour voir se dérouler le poème en spectacles imaginaires. Étant donnée la nature merveilleuse et particulière de Gustave Doré, il est facile d’assister aux opérations qui ont dû avoir lieu dans cette intelligence : les légendes se sont succédé, les unes claires et lumineuses, toutes blanches, les autres sombres et effrayantes, rouges de sang et de flammes. Il s’est abîmé dans cette immense vision, il a monté dans le rêve, il a eu une suprême joie en sentant qu’il quittait la terre, qu’il laissait là les réalités et que son imagination allait pouvoir vagabonder à l’aise dans les cauchemars et dans les apothéoses. Toute la grande famille biblique s’est dressée devant lui ; il a vu ces personnages que les souvenirs ont grandi et ont mis hors de l’humanité ; il a aperçu cette terre d’Égypte, cette terre de Chanaan, pays merveilleux qui semblent appartenir à un autre monde ; il a vécu en intimité avec les héros des anciens contes, avec des paysages emplis de ténèbres et d’aubes miraculeuses. Puis, l’histoire de Jésus, plus adoucie, tendre et sévère, lui a ouvert des horizons recueillis, dans lesquels ses rêves se sont élargis et ont pris une sérénité profonde. C’était là le champ vaste qu’il fallait au jeune audacieux. La terre l’ennuie, la terre bête que nous foulons de nos jours, et il n’aime que les terres célestes, celles qu’il peut éclairer de lumières étranges et inconnues. Aussi a-t-il exagéré le rêve ; il a voulu