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ment et au caractère de Léonora, qui, selon moi, fut une femme sans cœur — autrement elle se serait mariée avec lui en dépit de son frère — ils ont tous tort. Je diffère entièrement d’opinion avec eux.

— Que tout cela est intéressant ! Je comprends que l’on diffère d’opinion avec tout le monde. N’est-ce pas stupide d’être toujours d’accord ? Voilà ce que c’est que d’écrire ; chacun est d’accord avec vous.

Un nouveau soupçon s’éleva dans l’esprit de madame Arrowpoint et son regard devint scrutateur. Mais Gwendolen, d’un air qui faisait d’elle la plus naïve des créatures, continua :

— Je ne connais du Tasse que sa Gierusalemme liberata, que j’ai lue et apprise par cœur à la pension.

— Ah ! sa vie est bien plus intéressante que ses écrits ! J’en ai construit la première partie comme un roman. Quand on pense à son père Bernardo, et ainsi de suite, il y a d’autant plus de choses qui doivent être vraies.

— L’imagination est souvent plus vraie que le fait lui-même, dit Gwendolen d’un ton décidé, quoiqu’elle eût été aussi incapable d’expliquer ces mots doucereux que s’ils eussent été du copte ou de l’étrusque. Je serai enchantée d’apprendre tout ce qui concerne le Tasse, sa folie spécialement. Je m’imagine que les poètes doivent être un peu fous.

— Certainement, l’œil du poète roulant, dans une belle frénésie, comme quelqu’un qui a dit de Marlowe :

Il a conservé cette belle folie
Qui devrait toujours habiter le cerveau du poète.

— Mais on ne peut pas toujours la découvrir, n’est-ce pas ? dit tranquillement Gwendolen. Je ne serais pas étonnée que quelques-uns d’entre eux s’étudiassent, dans leur particulier, à rouler les yeux. Les fous sont souvent très rusés.

Nouveau nuage sur le front de madame Arrowpoint ; mais