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la pension, son esprit, prompt à tout saisir, s’était assimilé certaines règles au moyen desquelles l’ignorance arrive à se dissimuler ; elle connaissait assez de faits pour cacher le peu de profondeur de son savoir, et, quant au reste, elle se flattait de le posséder suffisamment, grâce aux romans, aux pièces de theâtre et aux revues qu’elle avait lus. Quant au français et à la musique, ces deux qualités primordiales d’une jeune lady, elle se sentait tout à fait à l’aise, et si, à ces perfections positives et négatives, nous ajoutons le sentiment de capacité inné chez quelques personnes heureusement douées, qui s’étonnera que Gwendolen se crût assez forte pour diriger sa destinée ?

N’oublions pas que jamais on n’avait osé douter de la force de son esprit, ni discuter sa supériorité générale. Dès l’arrivée à Offendene, comme toujours, la première pensée de celles qui vivaient autour d’elle avait été : « Que pensera Gwendolen ? » Si le domestique faisait trop de bruit, si la blanchisseuse ne rapportait pas le linge parfaitement blanc, le premier mot était : « Ceci ne conviendra jamais à miss Harleth. » Si le bois fumait dans la cheminée et empestait la chambre, madame Davilow, qui en souffrait la première, s’en excusait auprès de sa fille. Si, en voyage, elle n’apparaissait pas au déjeuner en même temps que les autres, on s’inquiétait de savoir si son café était encore chaud et ses rôties croustillantes. Pourquoi ce privilège ? Uniquement à cause de sa beauté, de son étrangeté personnelle, de la décision de sa volonté, qui se laissait deviner même dans ses mouvements les plus gracieux, et, de sa voix vibrante dont le son argentin n’hésitait jamais. Si à ce charme puissant on ajoute qu’elle était la fille aînée, que sa mère était toujours tentée de s’excuser envers elle des ennuis que lui causait un beau-père atrabilaire, on aura l’explication de l’autorité domestique exercée par Gwendolen.

Même sans sa puissante beauté, sans sa position filiale