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elle venait d’entendre, comparée au débit traînant et peu harmonieux de Grandcourt, lui faisait l’effet des notes graves d’un violoncelle à côté du gloussement d’un poulet. « Grandcourt avait peut-être raison, pensait-elle, en disant que Deronda faisait trop de cas de lui-même. » C’était un bon moyen d’expliquer une supériorité humiliante. L’entretien général avait changé de cours ; on ne parlait plus de la roulette ; la Jamaïque en était le sujet. Grandcourt soutint que le nègre de la Jamaïque était une brute, un Caliban baptisé ; Deronda avoua qu’il avait toujours eu un faible pour Caliban ; madame Davilow fit remarquer que son père possédait une plantation aux Barbades, mais qu’elle n’y avait jamais été ; madame Torrington était certaine qu’elle ne pourrait dormir si elle vivait au milieu des noirs ; son mari corrigea son opinion en disant que les noirs seraient assez maniables sans les métis ; à quoi Daniel objecta que les blancs ne devaient faire de reproches qu’à eux-mêmes s’il y avait des métis.

Pendant cet échange d’impressions, Gwendolen jouait avec son assiette et regardait chaque interlocuteur à son tour afin de pouvoir examiner Deronda tout à son aise.

« Que pense-t-il réellement sur mon compte ? se disait-elle ; il faut qu’il se soit intéressé à moi ; sans cela, il ne m’aurait pas renvoyé mon collier. Quelle peut être son opinion sur mon mariage ? Pourquoi a-t-il l’air si grave ? Pourquoi est-il venu à Diplow ? » Elle avait une envie extrême d’exciter l’admiration de Deronda, envie qui prenait sa source dans son premier ressentiment. Mais pourquoi se souciait-elle autant de l’opinion d’un homme de si peu d’importance ? Elle n’avait pas le temps d’en chercher la raison, sa préoccupation était trop grande. Grandcourt ayant été obligé de sortir, elle alla sans préméditation vers Deronda, qui regardait les gravures d’un album et lui dit :

— Chasserez-vous demain, monsieur Deronda ?