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veille, pour que ses expressions n’eussent pas une nuance plus tranchante que d’habitude. Quant à Gwendolen, les sensations qui l’oppressaient étaient trop fortes pour qu’elle pensât aux formalités ; elle se tint debout près du piano et Klesmer à l’autre extrémité, le dos tourné à la lumière et ses redoutables yeux fixés sur elle. L’affectation était inutile ; elle commença donc aussitôt :

— J’avais besoin de vous consulter, monsieur Klesmer ; nous avons perdu toute notre fortune : nous n’avons plus rien. Il me faut gagner mon pain et pourvoir aux besoins de ma mère. Le seul moyen auquel je crois pouvoir recourir pour y parvenir,… le moyen que je préférerais à tout autre… serait de me faire actrice,… de monter sur les planches. Il va sans dire que j’aimerais à occuper une haute position, et je pensais, — si vous croyez que je le puisse, — que je ferais mieux d’être cantatrice, et par conséquent me mettre à l’étude du chant.

Klesmer posa son chapeau sur le piano, et croisa les bras comme pour se concentrer en lui-même.

— Je sais, continua Gwendolen, qui de pâle devint écarlate, je sais que ma manière de chanter est défectueuse, car j’ai été mal montrée ; mais je puis étudier sérieusement et me corriger. Comprenez-moi bien : je ne prétends pas arriver à jouer et à chanter comme Grisi ; mais je voudrais atteindre aussi haut que cela m’est possible, et je me fie à votre jugement. Je suis sûre que vous me direz la vérité.

En faisant ce sérieux appel à la vérité, elle avait, en quelque sorte, la conviction que la réponse serait favorable.

Klesmer ne dit rien encore. Il retira violemment ses gants, les jeta dans son chapeau, mit ses mains sur ses hanches et se promena dans la chambre. Il était plein de compassion pour cette jeune fille et sentait le besoin de