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de forces pour réfléchir. Comment ferais-je pour vivre ? De nouveau il me sembla que, par la mort seule, je pourrais rejoindre ma mère. Je débarquai je ne sais où ; le soir était venu ; je vis de grands arbres non loin de la rivière et je m’assis sous leurs branches pour y dormir. Le sommeil vint en effet, et, quand je me réveillai, il faisait jour ; la rosée avait tout blanchi autour de moi ; j’étais glacée et toute seule, hélas !

» Les oiseaux chantaient ; je mi levai, je marchai, je suivis longtemps le cours de l’eau, puis je revins à ma première place, rien ne m’appelait ailleurs. Le monde m’apparaissait vide ; les pensées affluaient ; je revoyais toute ma vie depuis l’instant où j’avais été enlevée à ma mère pour être élevée par des étrangers, qui ne se souciaient pas de ce que la vie était pour moi, mais seulement de ce qu’elle pourrait être pour eux. Je me voyais perdue, car personne ne me connaissait et chacun probablement se tromperait sur mon compte. Que faire ? il me semblait que la voix de Dieu me disait de mourir. Alors je pensai à mon peuple chassé de pays en pays ; je me rappelai combien étaient morts de misère et d’affliction. Étais-je donc la première ? Et pendant les persécutions, n’en vit-on pas tuer leur enfants et se donner la mort après, pour échapper au déshonneur et à l’apostasie ? Je crus donc ne point faire mal en mettant fin à mon existence ; car, moi aussi, la calamité m’avait frappée et la mort était la seule route à suivre pour me délivrer. J’errai de côté et d’autre, toujours poursuivie par cette idée et criant vers le Tout-Puissant, bien que je n’eusse pas la foi assez robuste pour croire qu’il fît attention à moi. Plus je réfléchissais, plus je devenais faible, et, si j’étais couchée morte dans la rivière, était-ce autre chose qu’un sommeil ? Là aussi, je pouvais confier mon âme à Dieu, qui me délivrerait ; j’étais fatiguée de la vie, je voulais arriver à la paix profonde. Quand revint le soir,