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gaieté disparaissait subitement, et il demeurait à la maison, silencieux et sombre ; quelquefois il rentrait et tout à coup se prenait à sangloter. Si, pour le consoler, je m’avançais en lui disant : « Qu’y a-t-il, père ? » il ne répondait rien, m’attirait à lui, me serrait dans ses bras et pleurait de plus belle. Jamais la confiance ne régna entre nous et j’en étais attristée pour lui. Dans ses moments de découragement, je voyais bien que la vie qu’il menait lui paraissait odieuse ; alors je pressais ma joue contre la sienne et je priais. Ses tristesses m’attachaient plus étroitement à lui et je pensais combien ma mère avait dû l’aimer ; autrement elle ne l’aurait pas épousé… Mais l’époque terrible allait arriver. Après avoir été à Pesth, nous étions revenus à Vienne. En dépit de ce qu’avait dit mon maître Léo, mon père me fit contracter un engagement, non à l’Opéra, mais dans un théâtre secondaire de Vienne. J’ignorais ce qu’il faisait, pourtant je crois qu’il passait sa vie au jeu, quoiqu’il ne manquât jamais de venir me prendre au théâtre. J’étais dégoûtée. Les pièces dans lesquelles je jouais me paraissaient détestables. De beaux messieurs venaient papillonner autour de moi et cherchaient à me parler ; hommes et femmes semblaient me regarder avec des sourires moqueurs. Je crois que j’aurais été moins mal à mon aise dans une fournaise ardente. Vous ne connaissez pas cette vie : l’obligation de chanter et de jouer des choses qui vous répugnent et de voir des gens qui viennent dans les coulisses pour vous examiner. Je persistai néanmoins ; j’avais résolu d’obéir à mon père et de travailler pour lui ; mais je sentais que ma voix s’affaiblissait, et je savais que mon jeu n’était pas ce qu’il aurait dû être…

« Sur ces entrefaites on vint me dire un matin que mon père avait été mis en prison, et qu’il me faisait demander. Sans m’apprendre le motif de son arrestation, il me dit d’aller à l’adresse qu’il m’indiqua pour parler à un