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répéter des rôles et jouer continuellement. Il prétendait me faire débuter dans l’opéra. Mais, peu à peu, il en vint à douter que ma voix fût jamais assez forte ; elle n’avait pas tenu ses promesses. Mon maître de Vienne lui dit : « Ne la forcez pas davantage, elle ne sera jamais faite pour le public. C’est de l’or, mais ce n’est qu’un fil d’or ! » Mon père fut amèrement désappointé ; nous n’étions déjà plus dans l’aisance à cette époque… Je ne crois pas vous avoir expliqué encore ce que je ressentais pour mon père. Je savais qu’il m’aimait et je craignais de le blesser, mais il se méprenait toujours sur ce qui aurait pu me rendre heureuse. Il était dans sa nature de tout prendre légèrement ; aussi cessai-je bientôt de rien lui demander sur les choses qui m’intéressaient le plus, car, chaque fois, il s’en raillait. Il ridiculisait même notre peuple. Je ressentais de la colère au fond de mon cœur, à cause de ma mère, quand je le voyais imiter, pour faire rire les autres, les mouvements et les balancements des juifs quand ils prient. « Mon père, lui disais-je, vous ne devriez pas contrefaire ainsi notre peuple devant des chrétiens qui s’en font des gorges chaudes. Serait-ce bien si je vous singeais pour que les autres se moquent de vous ? » Alors il haussait les épaules, riait et me disait en me pinçant le menton : « Tu ne le pourrais pas, ma chère. » Cette circonstance, bien que peu importante par elle-même, éleva un mur entre mon père et moi ; désormais, je lui cachai avec grand soin toutes mes impressions. Je ne tardai pas non plus à m’apercevoir que son désir de me voir aborder l’opéra et chanter la grande musique n’avait qu’un but : celui de me faire payer plus cher. Ma gratitude pour son affection diminua, et mes sentiments de tendresse pour lui dégénérèrent en pitié. Oui, j’en eus quelquefois compassion… Il avait vieilli et changé. Il n’était plus aimable. Il me parut moins bon pour les autres et pour moi. Il y avait des jours où sa