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Fatigué de ramer, il laissa son canot suivre le fil de l’eau. Il aimait à s’abandonner à cette passivité solennelle qu’amènent avec elles les ombres du soir. La marée l’avait fait revenir jusqu’au pont de Richmond au moment où le soleil disparaissait à l’horizon ; c’était son heure favorite ; il recherchait ce profond silence qui règne alors que les masses assombries des arbres et des maisons viennent se placer entre le ciel et l’eau ; il amenait alors son bateau contre la rive, afin de s’y étendre tout de son long pour rêver à son aise en regardant les étoiles qui se montraient l’une après l’autre. Il choisit, ce soir-là, une anse formée par une courbe de la rivière, en face des jardins de Kew, ayant devant lui une vaste étendue d’eau où se reflétait la pureté du ciel, et lui-même, couché dans l’ombre, les deux mains passées sous la tête, pouvait tout voir autour de lui sans être aperçu. Tombé dans une rêverie profonde, il avait tout oublié, lorsqu’il lui sembla que quelque chose se glissait parmi les saules du bord opposé. Ses pressentiments ne l’avaient pas trompé. D’un seul coup d’œil, il reconnut la petite figure qui l’avait si fortement impressionné et qu’éclairaient encore les derniers rayons du soleil couchant. Dans la crainte de l’effrayer en faisant un mouvement trop brusque, il l’épia sans bouger. Elle regardait autour d’elle avec précaution, comme pour bien s’assurer de l’apparente solitude qui l’environnait, puis elle alla cacher son chapeau dans les saules. Elle revint ensuite s’asseoir au bord de la rivière, défit son manteau qu’elle trempa dans l’eau où elle le maintint quelque temps ; après quoi, elle essaya de l’en retirer ; mais l’effort qu’elle fit l’obligea de se lever. Il n’était pas douteux pour Deronda qu’elle avait l’intention de s’envelopper de ce manteau saturé d’eau, comme d’un linceul pour se noyer. Ce n’était pas le moment d’hésiter ; il ne fallait plus craindre de l’effrayer. Il reprit ses avirons pour traverser à la hâte. La pauvre enfant,