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avaient sans doute remarqué aussi le jeune canotier, dont, très probablement, l’oreille seule avait saisi ces faibles sons. En regardant sur le bord opposé, il vit une figure qui aurait pu être la personnification de la douleur. C’était une jeune fille de dix-huit ans à peine, de petite taille, au visage délicat, les boucles de ses cheveux noirs relevées sur les oreilles sous un grand chapeau et les épaules couvertes d’un ample manteau de laine. Elle laissait pendre devant elle ses mains jointes ; ses yeux étaient fixés sur l’eau capricieuse avec une expression morne, désespérée. L’attention de Deronda devint si intense, qu’il cessa de chanter ; apparemment sa voix était entrée dans cette jeune âme sans qu’elle eût remarqué d’où elle venait ; car, lorsqu’il se tut, elle changea d’attitude et promena autour d’elle un regard effrayé qui rencontra celui de Deronda. On aurait dit alors un jeune faon, ou tout autre charmant animal, sur le point de prendre la fuite : point de rougeur, point d’alarme, mais une timidité à la fois chaste et fière, qui ne l’empêcha pas de le regarder longuement avant de se retirer. Daniel crut s’apercevoir qu’elle n’avait pas tout à fait conscience de ce qui l’environnait. Souffrait-elle de la faim ? Quelle était la cause de son effarement ? Instantanément il ressentit pour elle un vif intérêt et une immense compassion. Il vit qu’elle était allée s’asseoir sous un arbre, mais il ne croyait pas avoir le droit de la surveiller. On rencontre souvent des femmes tristes et pauvrement vêtues ; ce qui rendait celle-ci exceptionnelle c’était sa délicate beauté, les lignes fines et la pâleur de son visage. Reprenant les rames, il eut bientôt remonté la rivière, mais rien ne pouvait chasser de sa pensée cette pâle image de jeune fille affligée. « Quand même elle serait laide et vulgaire, se dit-il, je ne saurais plus l’oublier ; » et en effet, il voyait toujours devant lui cette blanche figure, ces traits mignons et tristes, ces grands yeux voilés par leurs longs cils.