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Revêtu d’un bourgeron bleu, coiffé d’une casquette, les cheveux courts et portant une barbe soyeuse, il n’offrait plus que des traces lointaines de ce séraphique jeune garçon dont nous avons tracé le portrait. Cependant, on l’aurait reconnu à cette particularité du regard que Gwendolen avait traité d’insupportable, bien qu’il fût réellement d’une grande douceur. Sa voix, qui fredonnait de temps en temps quelques bribes de chant, était devenue un beau baryton. Sa main, un peu longue et nerveuse, devait tenir ferme, et avait la forme de celles que peignait Titien quand il voulait combiner la finesse avec la force. Deronda ramait donc sur la Tamise, dans la tenue ordinaire d’un Anglais bien né qui profite d’une heure de loisir, et passait sous le pont de Kew, sans se douter qu’il allait jouer un rôle important dans une aventure qui se préparait.

Entre six et sept heures du soir, vers le pont de Kew, la rivière n’est pas solitaire. Quelques personnes flânaient sur le chemin de halage et de temps à autre on voyait passer un bateau. Deronda faisait force de rames pour dépasser cet endroit ; mais voyant s’avancer une grande barge à charbon, il dirigea son canot vers le bord et cessa de ramer pour se laisser aller à la dérive. Sans savoir pourquoi, il avait commencé de chanter la romance du Gondolier d’Othello, si admirablement mise en musique par Rossini, sur les vers immortels de Dante :

« Nessun maggior dolore
Che ricordasi del tempo felice
Nella miseria ![1] »

Presque aussitôt, il entendit le gémissement mélodique : nella miseria, distinctement répercuté comme un écho de l’autre côté de la rivière. Trois ou quatre personnes s’étaient arrêtées pour voir la barge passer sous le pont et

  1. Il n’est pas de plus grande douleur que de se souvenir du temps heureux dans le malheur. (Note du traducteur.)