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l’appétit ; il aimait mieux les loisirs et la bonne chère, et dans les vacances que lui laissaient les affaires pour dépenser fastueusement son argent, il ne voyait rien de mieux à faire que d’en gagner au jeu pour le dépenser plus pompeusement encore. Si, dans sa tenue, quelque chose trahissait le commerçant, dans ses plaisirs, il pouvait marcher de pair avec les plus anciens noms.

Tout près de lui on voyait un bel Italien, calme, immobile, occupé à empiler des napoléons qu’il passait à une vieille dame coiffée d’une perruque et armée d’un binocle qui lui pinçait effroyablement le nez. Une ombre de sourire passait alors sur ses lèvres ; mais le sculptural Italien demeurait impassible, et, — convaincu sans doute de la bonté du système au moyen duquel il dompterait la chance, — préparait une nouvelle pile de louis.

Ainsi faisait encore une espèce de vieux beau, le visage émacié, libertin usé, qui regardait la vie à travers le petit morceau de verre incrusté dans l’orbite de son œil droit, et dont la main tremblait quand il demandait à changer.

Mais, tandis que les joueurs pris séparément différaient sensiblement les uns des autres, une certaine expression négative, uniforme comme un masque, régnait entre eux ; on aurait dit que tous avaient mangé d’une même racine qui, pour le moment, les contraignait à une semblable monotonie d’action.

La première pensée de Deronda, quand ses yeux tombèrent sur cette scène attristante, où le jeu se combinait avec une effrayante absorption de gaz empoisonné, fut que le divertissement des jeunes bergers espagnols lui paraissait plus amusant. Tout à coup, il tressaillit imperceptiblement. Son attention venait de s’arrêter sur une jeune personne assise, devant la table, non loin de lui. Elle se penchait, en parlant anglais, vers une autre dame, beaucoup