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prodigué l’or et les peintures afin d’en faire des lieux de rendez-vous pour les personnes de la haute volée, où ne vont que rarement les gens du petit monde.

C’était au mois de septembre, vers quatre heures de l’après-midi ; seul un petit bruit, un tintement léger, un faible son argentin troublait le silence ; de temps en temps une voix monotone et automatique prononçait quelques mots en français. Autour de deux grandes tables se tenaient des groupes, dont les visages et l’attention étaient absorbés dans les combinaisons de la roulette. Derrière eux on voyait une soixantaine de personnes des deux sexes, simples spectateurs pour la plupart ; l’un d’eux risquait de loin en loin une pièce de cinq francs, uniquement pour se faire idée de ce que pouvait bien être la passion du jeu. Ceux qui prenaient un plus vif intérêt à la partie, offraient toutes les variétés du type européen : le Livonien se mêlait à l’Espagnol ; le Gréco-Italien à l’Allemand ; l’Anglais aristocrate à l’Anglais plébéien. C’était véritablement une confusion d’égalité humaine. Les doigts roses et chargés de bagues d’une comtesse anglaise effleuraient de temps en temps une main osseuse et jaune qui s’accordait de tous points avec une figure carrée, décharnée, aux yeux caves, aux sourcils grisonnants, aux cheveux rares et mal peignés, au total une légère métamorphose du vautour. En quel autre lieu la fière comtesse aurait-elle consenti à s’asseoir de bonne grâce à côté de cette créature aux lèvres minces, à l’air aussi vieux et aussi décrépit que les fleurs artificielles de son chapeau ?

Elle avait encore pour voisin un respectable négociant de Londres, à la main douce, aux cheveux blonds, lisses et soigneusement séparés devant et derrière, fournisseur de la noblesse et de la haute bourgeoisie, dont le patronage lui permettait de se donner de la distraction. Il n’était pas tellement dominé par la passion du jeu qu’il en perdît