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notes sur isabelle eberhardt

sous le turban ceint de cordes, le visage, très doux, était d’un adolescent et le sourire était d’un gosse. Elle entrait dans mon bureau s’asseyait, jambes croisées, sur une natte, observait le va-et-vient des fellah et des bergers qui me contaient leurs misères, écoutait l’interminable histoire de leurs démêlés avec l’administration, avec les caïds, avec les colons, avec les malfaiteurs elle notait un geste, une attitude, une flexion de voix ; puis, au café maure où elle allait passer de longues heures, elle conversait avec les meskines, les confessait, recueillait le récit des drames de la montagne, s’attendrissait sur les dénis de justice, réconfortait les malheureux, partageait avec eux son morceau de pain, soignait les blessés et les malades. Son désintéressement fut toujours absolu cette jeune Russe, née et élevée parmi les nihilistes réfugiés à Genève, avait en elle du sang d'apôtre ; elle considérait la France, sa patrie adoptive, comme la grande idée révolutionnaire du monde, et lorsqu’elle parlait d’elle aux Indigènes, c’était pour la leur faire aimer et respecter.

Sa qualité de musulmane lui permettait encore de mieux comprendre que nous l’âme du paysan berbère ; on la saluait, tel un marabout vénéré, lorsqu’à cheval elle traversait un douar ; nul n’ignorait son sexe, mais si belle est la délicatesse innée en le montagnard le plus farouche, que jamais, dans les assemblées ou dans les fêtes auxquelles elle se rendait, nul ne fit allusion à son déguisement ; on s’abstenait seulement de prononcer devant elle des paroles familières mais obscènes.

Son existence lut une épopée ; un jour elle prie avec les frères de l’ordre des Kadrya, à El-Oued, le lendemain elle chasse la gazelle dans les dunes, un autre jour un fou fanatique tente de l’assassiner, et lui entaille le crâne et les épaules coups de sabre. Tantôt elle s’attarde à muser avec les étudiants dans quelque zaoulya ou chez son amie Lalla Zineb, la marabouts de Bou-Saâda, tantôt