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l’Australien attribue à l’âme le pouvoir de quitter le corps ont également un caractère mystique : le dormeur se croit transporté dans le pays des morts ou bien il s’entretient avec un compagnon défunt[1]. Ces rêves sont fréquents chez les primitifs[2]. C’est vraisemblablement autour de ces faits que s’est formée la théorie. Pour en rendre compte, on admit que les âmes des morts venaient retrouver les vivants pendant leur sommeil. L’explication fut d’autant plus facilement acceptée qu’aucun fait d’expérience ne pouvait l’infirmer. Seulement, ces rêves n’étaient possibles que là où l’on avait déjà l’idée d’esprits, d’âmes, de pays des morts, c’est-à-dire là où l’évolution religieuse était relativement avancée. Bien loin qu’ils aient pu fournir à la religion la notion fondamentale sur laquelle elle repose, ils supposaient un système religieux déjà constitué et dont ils dépendaient[3].

  1. Howitt, ibid., p. 434-442.
  2. Les nègres de la Guinée méridionale, dit Tylor, ont « pendant leur sommeil presque autant de rapports avec les morts qu’ils en ont pendant la veille avec les vivants » (Civilisation primitive, I, p. 515). Le même auteur cite, à propos de ces peuples, cette remarque d’un observateur : « Ils regardent tous leurs rêves comme des visites des esprits de leurs amis décédés » (ibid., p. 514). L’expression est certainement exagérée ; mais c’est une preuve nouvelle de la fréquence des songes mystiques chez les primitifs. C’est ce que tend aussi à confirmer l’étymologie que Strehlow propose du mot arunta altjirerema qui signifie rêver. Il serait composé de altjira que Strehlow traduit par dieu et de rama qui veut dire voir. Le rêve serait donc le moment où l’homme est en rapports avec les êtres sacrés (Die Aranda- und Loritja-Stämme, I, p. 2).
  3. Andrew Lang qui, lui aussi, se refuse à admettre que l’idée d’âme a été suggérée à l’homme par l’expérience du rêve, a cru pouvoir la dériver d’autres données expérimentales : ce sont les faits de spiritisme (télépathie, vision à distance, etc.). Nous ne croyons pas devoir discuter sa théorie, telle qu’il l’a exposée dans son livre The Making of Religion. Elle repose, en effet, sur cette hypothèse que le spiritisme est un fait d’observation constant, que la vision à distance est une faculté réelle de l’homme ou, du moins, de certains hommes, et on sait combien ce postulat est scientifiquement contesté. Ce qui est plus contestable encore, c’est que les faits de spiritisme soient assez apparents et d’une suffisante fréquence pour avoir pu servir de base à toutes les croyances et à toutes les pratiques religieuses qui se rapportent aux âmes et aux esprits. L’examen de ces questions nous éloignerait trop de ce qui est l’objet de notre étude. Il est, d’ailleurs, d’autant moins nécessaire de