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que je sens s’écouler en moi et avec moi ne saurait me donner l’idée du temps total : la première n’exprime que le rythme de ma vie individuelle ; le second doit correspondre au rythme d’une vie qui n’est celle d’aucun individu en particulier, mais à laquelle tous participent[1]. De même, enfin, les régularités que je puis percevoir dans la manière dont mes sensations se succèdent peuvent bien avoir de la valeur pour moi ; elles expliquent comment, quand l’antécédent d’un couple de phénomènes dont j’ai expérimenté la constance m’est donné, je tends à attendre le conséquent. Mais cet état d’attente personnel ne saurait être confondu avec la conception d’un ordre universel de succession qui s’impose à la totalité des esprits et des événements.

Puisque le monde qu’exprime le système total des concepts est celui que se représente la société, la société seule peut nous fournir les notions les plus générales suivant lesquelles il doit être représenté. Seul, un sujet, qui enveloppe tous les sujets particuliers est capable d’embrasser un tel objet. Puisque l’univers n’existe qu’autant qu’il est pensé et puisqu’il n’est pensé totalement que par la société, il prend place en elle ; il devient un élément de sa vie intérieure, et ainsi elle est elle-même le genre total en dehors duquel il n’existe rien. Le concept de totalité n’est que la forme abstraite du concept de société : elle est le tout qui comprend toutes choses, la classe suprême qui renferme toutes les autres classes. Tel est le principe profond sur lequel reposent ces classifications primitives où les êtres de tous les règnes sont situés et classés dans les cadres sociaux au même titre que les hommes[2]. Mais si le monde

  1. On parle souvent de l’espace et du temps comme s’ils n’étaient que l’étendue et la durée concrètes, telles que peut les sentir la conscience individuelle, mais appauvries par l’abstraction. En réalité, ce sont des représentations d’un tout autre genre, construites avec d’autres éléments, suivant un plan très différent, et en vue de fins également différentes.
  2. Au fond, concept de totalité, concept de société, concept de divinité ne sont vraisemblablement que des aspects différents d’une seule et même notion.