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I

Les êtres sacrés sont, par définition, des êtres séparés. Ce qui les caractérise, c’est que, entre eux et les êtres profanes, il y a une solution de continuité. Normalement, les uns sont en dehors des autres. Tout un ensemble de rites a pour objet de réaliser cet état de séparation qui est essentiel. Puisqu’ils ont pour fonction de prévenir les mélanges et les rapprochements indus, d’empêcher qu’un de ces deux domaines n’empiète sur l’autre, ils ne peuvent édicter que des abstentions, c’est-à-dire des actes négatifs. Pour cette raison, nous proposons d’appeler culte négatif le système formé par ces rites spéciaux. Ils ne prescrivent pas au fidèle d’accomplir des prestations effectives, mais se bornent à lui interdire certaines façons d’agir ; ils prennent donc tous la forme de l’interdit, on, comme on dit couramment en ethnographie, du tabou. Ce dernier mot est celui qui est employé dans les langues polynésiennes pour désigner l’institution en vertu de laquelle certaines choses sont retirées de l’usage commun[1] ; c’est aussi un adjectif qui exprime le caractère distinctif de ces sortes de choses. Nous avons eu déjà l’occasion de montrer combien il est fâcheux de transformer ainsi, en un terme générique, une expression étroitement locale et dialectale. Il n’y a pas de religion où il n’existe des interdictions et où elles ne jouent un rôle considérable ; il est donc regrettable que la terminologie consacrée paraisse faire, d’une institution aussi universelle, une particularité propre à la Polynésie[2]. L’expression d’interdits ou

  1. V. l’article « Taboo » dans l’Encyclopedia Britannica, dont l’auteur est Frazer.
  2. Les faits prouvent la réalité de cet inconvénient. Il ne manque pas d’écrivains qui, sur la foi du mot, ont cru que l’institution ainsi désignée était spéciale ou aux sociétés primitives en général ou même aux seuls peuples polynésiens (V. Réville, Religion des peuples primitifs, II, p. 55 ; Richard, La femme dans l’histoire, p. 435).