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se diffuser, de se subdiviser, de s’incorporer simultanément à toute sorte de choses différentes.

De même qu’on retrouve dans l’âme les attributs caractéristiques du mana, des changements secondaires et superficiels suffisent pour que du mana s’individualise sous forme d’âme. On passe de la première idée à la seconde sans solution de continuité. Toute force religieuse qui est attachée, d’une manière attitrée, à un être déterminé, participe des caractères de cet être, prend sa physionomie, devient son double spirituel. Tregear, dans son dictionnaire Maori-Polynésien, a cru pouvoir rapprocher du mot mana tout un groupe d’autres mots, comme manawa, manamana, etc., qui paraissent être de la même famille et qui signifient cœur, vie, conscience. N’est-ce pas dire qu’il doit exister également quelque rapport de parenté entre les idées correspondantes, c’est-à-dire entre les notions de pouvoir impersonnel, et celles de vie intérieure, de force mentale, en un mot, d’âme[1] ? Voilà pourquoi la question de savoir si le churinga est sacré parce qu’il sert d’habitat à une âme, comme le croient Spencer et Gillen, ou parce qu’il possède des vertus impersonnelles, comme le pense Strehlow, nous paraît de peu d’intérêt et sans portée sociologique. Que l’efficacité d’un objet sacré soit représentée dans les esprits sous forme abstraite ou attribuée à quelque agent personnel, cela n’importe pas au fond des choses. Les racines psychologiques de l’une et de l’autre croyance sont identiquement les mêmes : une chose est sacrée parce qu’elle inspire, à un titre quelconque, un sentiment collectif de respect qui la soustrait aux atteintes profanes. Pour s’expliquer ce sentiment, les hommes le rapportent tantôt à une cause vague et imprécise, tantôt à un être spirituel déterminé, doté d’un nom et d’une histoire ; mais ces interprétations différentes se surajoutent à un processus fondamental qui est le même dans les deux cas.

  1. F. Tregear, The Maori-Polynesian Comparative Dictionary, p. 203-205.