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cience de l’individu, une sorte de violence qui en trouble le fonctionnement normal. Aussi ne peut-elle durer qu’un temps très limité[1].

Au reste, si l’on appelle délire tout état dans lequel l’esprit ajoute aux données immédiates de l’intuition sensible et projette ses sentiments et ses impressions dans les choses, il n’y a peut-être pas de représentation collective qui, en un sens, ne soit délirante ; les croyances religieuses ne sont qu’un cas particulier d’une loi très générale. Le milieu social tout entier nous apparaît comme peuplé de forces qui, en réalité, n’existent que dans notre esprit. On sait ce que le drapeau est pour le soldat ; en soi, ce n’est qu’un chiffon de toile. Le sang humain n’est qu’un liquide organique ; cependant, aujourd’hui encore, nous ne pouvons le voir couler sans éprouver une violente émotion que ses propriétés physico-chimiques ne sauraient expliquer. L’homme n’est rien autre chose, au point de vue physique, qu’un système de cellules, au point de vue mental, qu’un système de représentations : sous l’un ou l’autre rapport, il ne diffère qu’en degrés de l’animal. Et pourtant, la société le conçoit et nous oblige à le concevoir comme investi d’un caractère sui generis qui l’isole, qui tient à distance les empiétements téméraires, qui, en un mot, impose le respect. Cette dignité qui le met hors de pair nous apparaît comme un de ses attributs distinctifs, bien qu’il soit impossible de rien trouver dans la nature empirique de l’homme qui la fonde. Un timbre-poste oblitéré peut valoir une fortune ; il est évident que cette valeur n’est aucunement impliquée dans ses propriétés naturelles. Sans doute, en un sens, notre représentation du monde extérieur n’est, elle aussi, qu’un tissu d’hallucinations ; car les odeurs, les saveurs, les couleurs que nous mettons dans les corps n’y sont pas, ou, du moins, n’y sont pas telles que nous les percevons. Cependant, nos sensations olfactives, gustatives, visuelles ne

  1. Cf. Mauss, Essai sur les variations saisonnières des sociétés askimos, in Année sociol., IX, p. 127.