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monde de choses profanes a beau être illimité ; il reste un monde profane. On dit que les forces physiques avec lesquelles nous sommes en rapports excèdent les nôtres ? Mais les forces sacrées ne se distinguent pas simplement des profanes par leur grande intensité, elles sont autres ; elles ont des qualités spéciales que n’ont pas les secondes. Au contraire, toutes celles qui se manifestent dans l’univers sont de même nature, celles qui sont en nous comme celles qui sont en dehors de nous. Surtout, il y a aucune raison qui ait pu permettre de prêter aux unes une sorte de dignité éminente par rapport aux autres. Si donc la religion était réellement née du besoin d’assigner des causes aux phénomènes physiques, les forces qui auraient été ainsi imaginées ne seraient pas plus sacrées que celles que conçoit le savant d’aujourd’hui pour rendre compte des mêmes faits[1]. C’est dire qu’il n’y aurait pas eu d’êtres sacrés ni, par conséquent, de religion.

De plus, à supposer même que cette sensation « d’écrasement » soit réellement suggestive de l’idée religieuse, elle ne pourrait avoir produit cet effet sur le primitif ; car cette sensation, il ne l’a pas. Il n’a nullement conscience que les forces cosmiques soient à ce point supérieures aux siennes. Parce que la science n’est pas encore venue lui apprendre la modestie, il s’attribue sur les choses un empire qu’il n’a pas, mais dont l’illusion suffit pour l’empêcher de se sentir

  1. C’est ce que reconnaît involontairement Max Müller en certains endroits. Il confesse voir peu de différence entre la notion d’Agni, le dieu du feu, et la notion de l’éther par laquelle le physicien moderne explique la lumière et la chaleur (Physic. Rel., p. 126-127). Ailleurs, il ramène la notion de divinité à celle d’agency (p. 138) ou de causalité qui n’a rien de naturel et de profane. Le fait que la religion représente les causes ainsi imaginées sous la forme d’agents personnels ne suffit pas à expliquer qu’elles aient un caractère sacré. Un agent personnel peut être profane et, d’ailleurs, bien des forces religieuses sont essentiellement impersonnelles.