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Si elle était vraie, il faudrait admettre que les croyances religieuses sont autant de représentations hallucinatoires, sans aucun fondement objectif. On suppose, en effet, qu’elles sont toutes dérivées de la notion d’âme puisqu’on ne voit dans les esprits et les dieux que des âmes sublimées. Mais la notion d’âme elle-même, d’après Tylor et ses disciples, est construite tout entière avec les vagues et inconsistantes images qui occupent notre esprit pendant le sommeil ; car l’âme, c’est le double, et le double n’est que l’homme tel qu’il n’apparaît à lui-même tandis qu’il dort. Les êtres sacrés ne seraient donc, de ce point de vue, que des conceptions imaginaires que l’homme aurait enfantées dans une sorte de délire qui le saisit régulièrement chaque jour, et sans qu’il soit possible de voir à quelles fins utiles elles servent ni à quoi elles répondent dans la réalité. S’il prie, s’il fait des sacrifices et des offrandes, s’il s’astreint aux privations multiples que lui prescrit le rite, c’est qu’une sorte d’aberration constitutionnelle lui a fait prendre ses songes pour des perceptions, la mort pour un sommeil prolongé, les corps bruts pour des êtres vivants et pensants. Ainsi, non seulement, comme beaucoup sont portés à l’admettre, la forme sous laquelle les puissances religieuses sont ou ont été représentées aux esprits ne les exprimerait pas exactement ; non seulement les symboles à l’aide desquels elles ont été pensées en masqueraient partiellement la véritable nature, mais encore, derrière ces images et ces figures, il n’y aurait rien que des cauchemars d’esprits incultes. La religion ne serait, en définitive, qu’un rêve systématisé et vécu, mais sans fondement dans le réel[1].

  1. Suivant Spencer, cependant, il y aurait, dans la croyance aux esprits, un germe de vérité : c’est cette idée « que le pouvoir qui se manifeste dans la conscience est une autre forme du pouvoir qui se manifeste hors de la conscience » (Ecclesiastical Institutions, § 659). Spencer entend par là que la notion de force en général est le sentiment de la force que nous sommes étendu à l’univers tout entier ; or, c’est ce que l’animisme admet implicitement quand il peuple la nature d’esprits analogues au nôtre. Mais quand même cette hypothèse sur la manière dont s’est formée l’idée de force serait vraie, et elle appelle de graves réserves