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la pierre qui lui tient lieu d’habitat principal. Un esprit, sans doute, soutient des rapports étroits avec le corps auquel il est attaché ; mais on emploie une expression très inexacte quand on dit qu’il en est l’âme. « En Mélanésie, dit Codrington, il ne semble pas que l’on croie à l’existence d’esprits qui animent un objet naturel, tel qu’un arbre, une chute d’eau, une tempête ou un rocher, de manière à être pour cet objet ce que l’âme, croit-on, est pour le corps humain. Les Européens, il est vrai, parlent des esprits de la mer, de la tempête ou de la forêt ; mais l’idée des indigènes qui est ainsi traduite est toute différente. Ceux-ci pensent que l’esprit fréquente la forêt ou la mer et qu’il a le pouvoir de soulever des tempêtes et de frapper de maladie les voyageurs[1]. » Tandis que l’âme est essentiellement le dedans du corps, l’esprit passe la majeure partie de son existence en dehors de l’objet qui lui sert de substrat. Voilà déjà une différence qui ne paraît pas témoigner que la seconde idée soit venue de la première.

D’un autre côté, si vraiment l’homme avait été nécessité à projeter son image dans les choses, les premiers êtres sacrés auraient été conçus à sa ressemblance. Or, bien loin que l’anthropomorphisme soit primitif, il est plutôt la marque d’une civilisation relativement avancée. À l’origine, les êtres sacrés sont conçus sous une forme animale ou végétale dont la forme humaine ne s’est que lentement dégagée. On verra plus loin comment, en Australie, ce sont des animaux et des plantes qui sont au premier plan des choses sacrées. Même chez les Indiens de l’Amérique du Nord, les grandes divinités cosmiques, qui commencent à y être l’objet d’un culte, sont très souvent représentées sous des espèces animales[2]. « La différence entre l’animal, l’homme et l’être divin, dit Réville qui constate le fait non sans surprise, n’est pas sentie dans cet état d’esprit et, le

  1. The Melanesians, p. 123.
  2. Dorsey, A Study of Siouan Cults, in XIth Annual Report of the Bureau of Amer. Ethnology, p. 431 et suiv. et passim.