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infiniment plus étendu, plus stable et plus agissant que ceux dont les animaux subissent l’influence. Pour vivre, il faut donc qu’il s’y adapte. Or la société, pour pouvoir se maintenir, a souvent besoin que nous voyions les choses sous un certain angle, que nous les sentions d’une certaine façon ; en conséquence, elle modifie les idées que nous serions portés à nous en faire, les sentiments auxquels nous serions enclins si nous n’obéissions qu’à notre nature animale ; elle les altère même jusqu’à mettre à la place des sentiments contraires. Ne va-t-elle pas jusqu’à nous faire voir dans notre propre vie une chose de peu de prix, alors que c’est, pour l’animal, le bien par excellence[1] ? C’est donc une vaine entreprise que de chercher à inférer la constitution mentale de l’homme primitif d’après celle des animaux supérieurs.

Mais si l’objection de Spencer n’a pas la portée décisive que lui prêtait son auteur, en revanche, le postulat animiste ne saurait tirer aucune autorité des confusions que paraissent commettre les enfants. Quand nous entendons un enfant apostropher avec colère un objet qui l’a heurté, nous en concluons qu’il y voit un être conscient comme lui ; mais c’est mal interpréter ses paroles et ses gestes. En réalité, il est étranger au raisonnement très compliqué qu’on lui attribue. S’il s’en prend à la table qui lui a fait du mal, ce n’est pas qu’il la suppose animée et intelligente, mais c’est qu’elle lui a fait du mal. La colère, une fois soulevée par la douleur, a besoin de s’épancher au-dehors ; elle cherche donc sur quoi se décharger et se porte naturellement sur la chose même qui l’a provoquée, bien que celle-ci n’y puisse rien. La conduite de l’adulte, en pareil cas, est souvent tout aussi peu raisonnée. Quand nous sommes violemment irrités, nous éprouvons le besoin d’invectiver, de détruire, sans que nous prêtions pourtant aux objets sur lesquels nous soulageons notre colère

  1. Voir notre Suicide, p. 233 et suiv.