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Cette extension du culte des morts à l’ensemble de la nature viendrait de ce que nous tendons instinctivement à nous représenter toutes choses à notre image, c’est-à-dire comme des êtres vivants et pensants. Nous avons vu que déjà Spencer contestait la réalité de ce soi-disant instinct. Puisque l’animal distingue nettement les corps vivants des corps bruts, il lui paraissait impossible que l’homme, en tant qu’héritier de l’animal, n’eût pas, dès l’origine, la même faculté de discernement. Mais, si certains que soient les faits cités par Spencer, ils n’ont pas, en l’espèce, la valeur démonstrative qu’il leur attribue. Son raisonnement suppose, en effet, que toutes les facultés, les instincts, les aptitudes de l’animal sont passés intégralement à l’homme ; or, bien des erreurs ont pour origine ce principe qu’on prend à tort pour une vérité d’évidence. Par exemple, de ce que la jalousie sexuelle est généralement très forte chez les animaux supérieurs, on a conclu qu’elle devait se retrouver chez l’homme, dès le début de l’histoire, avec la même intensité[1]. Or, il est constant aujourd’hui que l’homme peut pratiquer un communisme sexuel qui serait impossible si cette jalousie n’était pas susceptible de s’atténuer et même de disparaître quand c’est nécessaire[2]. C’est que, en effet, l’homme n’est pas seulement l’animal avec quelques qualités en plus : c’est autre chose. La nature humaine est due à une sorte de refonte de la nature animale, et, au cours des opérations complexes d’où cette refonte est résultée, des pertes se sont produites en même temps que des gains. Que d’instincts n’avons-nous pas perdus ! La raison en est que l’homme n’est pas seulement en rapports avec un milieu physique, mais aussi avec un milieu social

  1. C’est, par exemple, le raisonnement que fait Westermarck, Origine du mariage dans l’espèce humaine, p. 6 (Paris, F. Alcan).
  2. Par communisme sexuel, nous n’entendons pas un état de promiscuité où l’homme n’aurait connu aucune réglementation matrimoniale : nous croyons qu’un tel état n’a jamais existé. Mais il est arrivé fréquemment qu’un groupe d’hommes a été uni régulièrement à une ou plusieurs femmes.