Page:Duras - Ourika et Édouard, I.djvu/72

Cette page a été validée par deux contributeurs.
68
ÉDOUARD.

Comme aux jours de mon enfance, je fuyais la société ; je ne sais quelle déplaisance s’attachait pour moi à vivre avec des gens, respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type que je m’étais formé au fond de l’âme, et qui, au vrai, n’avait que mon père pour modèle. Dans l’intimité de notre famille, entre mon père et ma mère, j’étais heureux ; mais dès qu’il arrivait un étranger, je m’en allais dans ma chambre vivre dans ce monde que je m’étais créé, et auquel celui-là ressemblait si peu. Ma mère avait beaucoup d’esprit, de la douceur et une raison supérieure ; elle aimait les idées reçues, peut-être même les idées communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de l’aimer avait fait d’elle comme un reflet de lui ; mais ils pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents, et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point. Hélas ! je vois aujourd’hui que ma mère avait raison. Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa célébrité comme avocat à une profonde connaissance du cœur humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d’un procès servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui faisait pénétrer jusqu’au fond de l’âme des parties intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse d’aperçus, étaient des qualités que