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4 É LUCILE.


lrop grossier pour que nous y lombions, n'est-ce pas, Gre- | rade d’

pin? — Certes, a répondu alors Grepin, le piége est trop grossier. Envoyons ce fou dans sa chambre, et occupons nous de rechercher les vrais auteurs de la tentative d’éva= sion que nous avons découverte,

AC mon cher ami, quel a été l'interrogatoire que j'ai subi. *

— Et tu crois, dis-je après un moment de silence, que ces monstres donneront suite à leur infme projeL?

— J'en suis on ne peut plus convaincu! Au Luxembourg, à la Conciergerie, aux Madelonnettes, enfin dans toutes les prisons de Paris, n'a-t-on pas fait tomber d'innombrables têtes? Dans la première de ces maisons de détention, au Luxembourg seulement, deux cents viclimes ont péri en peu de jours sur l'échafaud, à la suite d'une prétendue conspira- lion inventée par les agents de Robespierre. Je ne sais, mais un pressentiment me dit que Saint-Lazare ne sera pas mieux traité que l'a été le Luxembourg.

il


En cet endroit de notre conversation, nous fâmes inter- rompus par la cloche qui annonçait le diner. C'était là un signal doux à l'oreille d’Anselme, qui s’'empressa d’y obéir. Au moment de nous asseoir à table, nous aperçümes un dé- lenu que nous n’avions pas encore vu. Le nouveat venu, dont la maigreur était fabuleuse, et dont les joues haves et le teint plombé annonçaient un déplorable de santé, me plut au premier abord, tant je trouvai une inimitable expres- sion de bonté et de franchise dans son regard. Je lui fis place auprès de moi, et il me remercia d'unevoix pénétrante qui me fut droit au cœur.

— Je ne me rappelle pas encore avoir eu le plaisir de vous voir, lui dis-je.

— Il ya une heure à peine que été écroué à Saint- Lazare, me répondit-il d’un air distrait el tout ec regardant avec avidité les plats que les marmitons de l'empoisonneur Périnal déposaient sur la table. É

— Vous examinez avec étonnement l'horrible nourriture à laquelle nous sommes condamnés, lui dis-je. Mais je m'a- perçuis que vous manquez de couvert; je vais faire en sorte de vous procurer une cuillère et une fourchette.

En effet, je fus trouver aussitôt un détenu malade et qui me prèla ses ustensiles de lable, puis je revins près de l'in- connu.

— Voici un couvert, lui dis-je, je désire que vous puis- siez, non pas Vous accoutumer à noire ordinaire, cela n'est pas possible, mais au moins le supporter. Au reste, n’oubli pas que ce repas est le seul que l'on nous serve en vingt- quatre heures ! Ë €

— Mais je trouve cet ordinaire admirable, splendide! s’é- cria mon voisin après m'avoir remercié en termes excellents de ma complaisance ; je me figure en ce moment que je suis assis à la tuble de Lucullus et qu’il me traite dans son salon d'Apollon! | :

Un moment j» crus que celle réponse était une simple plaisanterie; mais bientôt, à l'air de ravissement et d’extase qui épanouit le visage du nouveau venu, à l'avidité avec laquelle il dévora la misérable pilance- qu'on lui servit, je vis qu’il avait parlé fort sérieusement.

— D'où peut donc sortir cet homme, pour qu'il puisse trouver si admirable notre affreux diner ? pensai-je, extrè- mement intrigué. Pourtaut à son air comme il faut, il doit appartenir au monde. e SRE

—Ahl mon Dieu, quel admirable repas! me dit l'inconnu lorsque nous sorlimes de table ; j'ai vraiment honte de moi en songeant à la jouissance toute sensuelle qu'il m'a fait éprouver; je crains d'être tombé éans le péché de gourman-

ise! = de Ma foi, citoyen, lui dis-je, pardonnez-moi ma curio- silé, mais je n'y Giens plus : qui donc êtes-vous et d'où ve-

VOUS ? PET suis l'ex-curé de la paroisse de L’**, me répondit- il, et je sors d'être prisonnier sur les navires ancrés dans la


ix! Cela vous explique, monsieur, continua-{-il en sant un soupir, la brutale voracité el honteuse glouton- viens de montrer lout à l'heure! Que voulez- a chair est faible.

— Vous vous trompez, monsieur le curé; votre réponse ne m'apprend rien du tout, car je n'ai jamais entendu parler des navires qui sont ancrés dans Ja rade d'Aix et qui servent de prison, Je ne vous cacherai même pas que, si vous vou- liez bien prendre la peine de satisfaire ma curiosité en me racontant vos aventures, je Vous serais extrêmement recon-


— Mes aventures se bornent tout bonnement à des souf- frances, me répondit-il, et elles offrent peu de variété, Tou tefois elles présentent, pour quelqu'un qui s'occuperait de réunir des matériaux sur l'histoire de notre époque, des renseignements el des traits de mœurs assez curieux.

— Je suis justement ce quelqu'un, monsieur le curé, Je compte bien, si, comme je l'espère, je sors vivant de la lourmente révolutionnaire, écrire plus tard, avec toute l'im- partialité désirable, l'histoire intime des mœurs de notre époque. Vous voyez qu'en dehors de l'intérêt que me causera votre récit, il me sera aussi lrès-utile. Parlez done, je vous en pri

ue Oui, parlez, je vous en prie, répéla Anselme. Tel que vous me voyez, j'ai été moine et j'ai conservé de mou pre- mier élat une grande vénération pour les gens d'église ! Je vais boire vos paroles.

Le curé se rendit avec une charmante complaisance à nos prières, Nous entrâmes dans notre chambre et. lui offrant un de nos lits pour lui servir de sopha, nous nous assimes en face de lui : il allait commencer son récit lorsque des cris de joie entremèlés de jurons grossiers retentirent daos le corridor et appelèrent notre attention,

— Que se passe-t-il donc ? nous demanda le curé.

Je l'ignore, lui répondis-je; si vous le désirez, je vais ‘en informer.

— Je vous accompagne, me répondit-il en me suivant. Lorsque nous mes dans le corridor, un spectacle plus ignoble que triste frappa notre vue,

L'Italien Manini, Jobert el Coquery , tous les Lrois pris de boisson, se tenaient par le bras et décrivaient de prodi- gieux zigzags au milieu de la foule des prisonniers ! C'étai éux qui poussaient les cris el les jurons que nous avions entendus.

— 8... mille tonnerres! disail Manini, j'ai joliment bien diné. Je suis gai, je suis content, je m'amuse! Voyons, qui est-ce qui veut me chanter une chanson un peu drôle et qui m’amusera? J'accorderai à ce ciloyen un supplément d’un mois d'existence,

— Un mais! c’est trop, reprit Jobert. Va pour huit jours; car, voyez-vous, las de gredins d'aristocrates que vous êtes, vous êtes à la veille de la danser. Al! mais oui, que vous la danserez.…

— Au son du triangle d'acier, ajouta Coquery. Eh! dis donc, vieux, poursu lex-serrurier en liranl par ses cheveux blancs un vieillard qui se trouvait par malheur à portée de sa main eh! dis donc , vieux, veux-tu danser de- Yant moi. Al! ça n'a pas l'air de Le convenir. Dis donc, Manini, il ne veut pas danser.

— Alors, tape dessus, répondit Manini, nous sommes les maitres céans, el chacun doit ici nous obéir.

A pei prononcé ces cruelles paroles, qu'Anselme, poussant un cri de rage, s'élança vers lui, mais il arriva trop tard! Un jeune homme brandissant un esca- beau s'était précipité sur l'Italien, qu'il avait abattu à ses pieds, en murmurant d’une voix étranglée par la fureur :

—'Ah! misérable! tu as osé insuller mon père, lu vas mourir, a Fe C'est très-bien, jeune hamme, lui dit Anselme, si vous désirez que je me charge d'expédier ces deux misérables, vous n'avez qu'à parler. Je me fais fort, en un lour de main, d'accomplir votre souhait.

La scène de violence que je viens de rapporter s'élait pas- sée si vite que les détenus n'avaient pas eu le temps de s'in-