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— Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons.

Milady lui fit signe de s’asseoir devant elle, lui versa un petit verre de vin d’Espagne et lui servit un blanc de poulet.

— Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui vient ; au point du jour nous serons arrivées dans notre retraite, et nul ne pourra se douter où nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose.

Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchées et trempa ses lèvres dans son verre.

— Allons donc, allons donc, dit milady portant le sien à ses lèvres, faites comme moi.

Mais au moment où elle l’approchait de sa bouche, sa main resta suspendue : elle venait d’entendre sur la route comme le roulement lointain d’un galop qui allait s’approchant ; puis, presque en même temps, il lui sembla entendre des hennissements de chevaux.

Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d’orage réveille au milieu d’un beau rêve ; elle pâlit et courut à la fenêtre, tandis que Mme Bonacieux, se levant toute tremblante, s’appuyait sur sa chaise pour ne point tomber.

On ne voyait rien encore ; seulement on entendait le galop qui allait toujours se rapprochant.

— Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu’est-ce que ce bruit ?

— Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit milady avec un sang-froid terrible. Restez où vous êtes, je vais vous le dire.

Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et pâle comme une statue.

Cependant le bruit devenait plus fort ; les chevaux ne devaient pas être à plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait pas encore, c’est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct qu’on eût pu compter les chevaux par le bruit saccadé de leurs fers.

Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il faisait juste assez clair pour qu’elle pût reconnaître ceux qui venaient.

Tout à coup, au détour du chemin, elle vit reluire des chapeaux galonnés et flotter des plumes ; elle compta deux, puis cinq puis huit cavaliers ; l’un d’eux précédait tous les autres de deux longueurs de cheval.

Milady poussa un rugissement. Dans celui qui tenait la tête elle reconnut d’Artagnan.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! s’écria Mme Bonacieux, qu’y a-t-il donc ?

— C’est l’uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un instant à perdre, s’écria milady. Fuyons, fuyons !

— Oui, oui, fuyons, répéta Mme Bonacieux, mais sans pouvoir faire un pas, clouée qu’elle était à sa place par la terreur.

On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenêtre.

— Venez donc, mais venez donc ! s’écriait milady en essayant d’entraîner la jeune femme par le bras. Grâce au jardin, nous pouvons fuir encore, j’ai la clé ; mais hâtons-nous, dans cinq minutes il serait trop tard.

Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas, et tomba sur ses genoux.

Milady essaya de la soulever et de l’emporter, mais elle ne put en venir à bout.

En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui, à la vue des mousquetaires, partait au galop. Puis trois ou quatre coups de feu retentirent.