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que je suis, je ferais de l’esprit dans la poêle à frire. Allons, d’Artagnan, mon ami, continua-t-il, se parlant à lui-même avec toute l’aménité qu’il croyait se devoir, si tu en réchappes, ce qui n’est pas probable, il s’agit d’être à l’avenir d’une politesse parfaite. Désormais il faut qu’on t’admire, qu’on te cite comme modèle. Être prévenant et poli, ce n’est pas être lâche. Regarde plutôt Aramis : Aramis, c’est la douceur, c’est la grâce en personne. Eh bien ! quelqu’un s’est-il jamais avisé de dire qu’Aramis était un lâche ? non, bien certainement, et désormais je veux en tous points me modeler sur lui. Ah ! justement le voici.

D’Artagnan, tout en marchant et en monologuant, était arrivé à quelques pas de l’hôtel d’Aiguillon, et devant cet hôtel il avait aperçu Aramis causant gaîment avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son côté, Aramis aperçut d’Artagnan ; mais comme il n’oubliait point que c’était devant ce jeune homme que M. de Tréville s’était si fort emporté le matin, et qu’un témoin des reproches que les mousquetaires avaient reçus ne lui était d’aucune façon agréable, il fit semblant de ne pas le voir. D’Artagnan, tout entier au contraire à ses plans de conciliation et de courtoisie, s’approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut accompagné du plus gracieux sourire. Aramis inclina légèrement la tête, mais ne sourit point. Tous quatre, au reste, interrompirent à l’instant même leur conversation.

D’Artagnan n’était pas assez niais pour ne point s’apercevoir qu’il était de trop ; mais il n’était pas encore assez rompu aux façons du beau monde pour se tirer galamment d’une situation fausse comme l’est en général celle d’un homme qui est venu se mêler à des gens qu’il connaît à peine, et à une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-même un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu’il remarqua qu’Aramis avait laissé tomber son mouchoir, et par mégarde, sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivé de réparer son inconvenance ; il se baissa, et de l’air le plus gracieux qu’il put trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci fît pour le retenir, et lui dit en le lui remettant :

— Je crois, monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez fâché de perdre.

Le mouchoir était en effet richement brodé et portait une couronne et des armes à l’un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutôt qu’il ne prit le mouchoir des mains du Gascon.

— Ah, ah ! s’écria un des gardes ; diras-tu encore, discret Aramis, que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l’obligeance de te prêter ses mouchoirs ?

Aramis lança à d’Artagnan un de ces regards qui font comprendre à un homme qu’il vient de s’acquérir un ennemi mortel ; puis, reprenant son air doucereux :

— Vous vous trompez, messieurs, dit-il, ce mouchoir n’est pas à moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutôt qu’à l’un de vous, et la preuve de ce que je dis, c’est que voici le mien dans ma poche.

À ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort élégant aussi et de fine batiste, quoique la batiste fût chère à cette époque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et orné d’un seul chiffre, celui de son propriétaire.

Cette fois d’Artagnan ne souffla pas le mot : il avait reconnu sa bévue. Mais les