Page:Dumas - Le Chevalier de Maison-Rouge, 1853.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
78
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

— Eh bien, donc, reprit Dixmer en posant ses lèvres sur le front de sa femme, soyez forte et réfléchissez. Et il sortit.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Geneviève avec angoisse, que de violences ils me font pour que j’accepte cet amour vers lequel vole toute mon âme !…

Le lendemain, comme nous l’avons dit déjà, était un décadi.

Il y avait un usage fondé dans la famille Dixmer, comme dans toutes les familles bourgeoises de l’époque : c’était un dîner plus long et plus cérémonieux le dimanche que les autres jours. Depuis son intimité, Maurice, invité à ce dîner une fois pour toutes, n’y avait jamais manqué. Ce jour-là, quoiqu’on ne se mît d’habitude à table qu’à deux heures, Maurice arrivait à midi.

À la manière dont il était parti, Geneviève désespéra presque de le voir.

En effet, midi sonna sans qu’on aperçût Maurice ; puis midi et demi, puis une heure.

Il serait impossible d’exprimer ce qui se passait, pendant cette attente, dans le cœur de Geneviève.

Elle s’était d’abord habillée le plus simplement possible ; puis, voyant qu’il tardait à venir, par ce sentiment de coquetterie naturelle au cœur de la femme, elle avait mis une fleur à son côté, une fleur dans ses cheveux, et elle avait attendu encore en sentant son cœur se serrer de plus en plus. On en était arrivé ainsi presque au moment de se mettre à table, et Maurice ne paraissait pas.

À deux heures moins dix minutes, Geneviève entendit le pas du cheval de Maurice, ce pas qu’elle connaissait si bien.

— Oh ! le voici, s’écria-t-elle ; son orgueil n’a pu lutter contre son amour. Il m’aime ! il m’aime !

Maurice sauta à bas de son cheval qu’il remit aux mains du garçon jardinier, mais en lui ordonnant de l’attendre où il était. Geneviève le regardait descendre et vit avec inquiétude que le jardinier ne conduisait point le cheval à l’écurie.

Maurice entra. Il était ce jour-là d’une beauté resplendissante. Le large habit noir carré à grands revers, le gilet blanc, la culotte de peau de chamois dessinant des jambes moulées sur celles de l’Apollon ; le col de batiste blanche et ses beaux cheveux, découvrant un front large et poli, en faisaient un type d’élégante et vigoureuse nature.

Il entra. Comme nous l’avons dit, sa présence dilatait le cœur de Geneviève ; elle l’accueillit radieuse.

— Ah ! vous voilà, dit-elle en lui tendant la main ; vous dînez avec nous, n’est-ce pas ?

— Au contraire, citoyenne, dit Maurice d’un ton froid, je venais vous demander la permission de m’absenter.

— Vous absenter ?

— Oui, les affaires de la section me réclament. J’ai craint que vous ne m’attendiez et que vous ne m’accusiez d’impolitesse ; voilà pourquoi je suis venu.

Geneviève sentit son cœur, un instant à l’aise, se comprimer de nouveau.

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle, et Dixmer qui ne dîne pas ici, Dixmer qui comptait vous retrouver à son retour et m’avait recommandé de vous retenir ici !

— Ah ! alors je comprends votre insistance, madame. Il y avait un ordre de votre mari. Et moi qui ne devinais point cela ! En vérité, je ne me corrigerai jamais de mes fatuités.

— Maurice !

— Mais c’est à moi, madame, de m’arrêter à vos actions plutôt qu’à vos paroles ; c’est à moi de comprendre que, si Dixmer n’est point ici, raison de plus pour que je n’y reste pas. Son absence serait un surcroît de gêne pour vous.

— Pourquoi cela ? demanda timidement Geneviève.

— Parce que, depuis mon retour, vous semblez prendre à tâche de m’éviter ; parce que j’étais revenu, pour vous, pour vous seule, vous le savez, mon Dieu ! et que, depuis que je suis revenu, j’ai sans cesse trouvé d’autres que vous.

— Allons, dit Geneviève, vous voilà encore fâché, mon ami, et cependant je fais de mon mieux.

— Non pas, Geneviève, vous pouvez mieux faire encore : c’est de me recevoir comme auparavant, ou de me chasser tout à fait.

— Voyons, Maurice, dit tendrement Geneviève, comprenez ma situation, devinez mes angoisses, et ne faites pas davantage le tyran avec moi.

Et la jeune femme s’approcha de lui, et le regarda avec tristesse. Maurice se tut.

— Mais que voulez-vous donc ? continua-t-elle.

— Je veux vous aimer, Geneviève, puisque je sens que maintenant je ne puis vivre sans cet amour.

— Maurice, par pitié !

— Mais alors, madame, s’écria Maurice, il fallait me laisser mourir.

— Mourir ?

— Oui, mourir ou oublier.

— Vous pouviez donc oublier, vous ? s’écria Geneviève, dont les larmes jaillirent du cœur aux yeux.

— Oh ! non, non, murmura Maurice en tombant à genoux, non, Geneviève, mourir peut-être, oublier jamais, jamais !

— Et cependant, reprit Geneviève avec fermeté, ce serait le mieux, Maurice, car cet amour est criminel.

— Avez-vous dit cela à M. Morand ? dit Maurice, ramené à lui par cette froideur subite.

— M. Morand n’est point un fou comme vous, Maurice, et je n’ai jamais eu besoin de lui indiquer