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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

voué qui mourrait pour moi, j’ai cent camarades qui sont prêts à marcher partout où je les conduirai ; mais de tous ces cœurs, lorsqu’il s’agit d’une femme, et d’une femme comme Geneviève surtout, je n’en connais qu’un seul auquel je me fie, et c’est le mien.

— Merci, Maurice, dit la jeune femme. Je vous apprendrai moi-même alors tout ce que vous désirez savoir.

— Votre nom de jeune fille, d’abord ? demanda Maurice. Je ne vous connais que sous votre nom de femme.

Geneviève comprit l’égoïsme amoureux de cette question et sourit.

— Geneviève du Treilly, dit-elle.

Maurice répéta :

— Geneviève du Treilly !

— Ma famille, continua Geneviève, était ruinée depuis la guerre d’Amérique, à laquelle avaient pris part mon père et mon frère aîné.

— Gentilshommes tous deux ? dit Maurice.

— Non, non, dit Geneviève en rougissant.

— Vous m’avez dit cependant que votre nom de jeune fille était Geneviève du Treilly.

— Sans particule, monsieur Maurice ; ma famille était riche, mais ne tenait en rien à la noblesse.

— Vous vous défiez de moi, dit en souriant le jeune homme.

— Oh ! non, non, reprit Geneviève. En Amérique, mon père s’était lié avec le père de M. Morand ; M. Dixmer était l’homme d’affaires de M. Morand. Nous voyant ruinés, et sachant que M. Dixmer avait une fortune indépendante, M. Morand le présenta à mon père, qui me le présenta à son tour. Je vis qu’il y avait d’avance un mariage arrêté, je compris que c’était le désir de ma famille ; je n’aimais ni n’avais jamais aimé personne ; j’acceptai. Depuis trois ans, je suis la femme de Dixmer, et, je dois le dire, depuis trois ans, mon mari a été pour moi si bon, si excellent, que, malgré cette différence de goûts et d’âge que vous remarquez, je n’ai jamais éprouvé un seul instant de regret.

— Mais, dit Maurice, lorsque vous épousâtes M. Dixmer, il n’était point encore à la tête de cette fabrique ?

— Non ; nous habitions à Blois. Après le 10 août, M. Dixmer acheta cette maison et les ateliers qui en dépendent ; pour que je ne fusse point mêlée aux ouvriers, pour m’épargner jusqu’à la vue de choses qui eussent pu blesser mes habitudes, comme vous le disiez, Maurice, un peu aristocratiques, il me donna ce pavillon, où je vis seule, retirée, selon mes goûts, selon mes désirs, et heureuse, quand un ami comme vous, Maurice, vient distraire ou partager mes rêveries.

Et Geneviève tendit à Maurice une main que celui-ci baisa avec ardeur. Geneviève rougit légèrement.

— Maintenant, mon ami, dit-elle en retirant sa main, vous savez comment je suis la femme de M. Dixmer.

— Oui, reprit Maurice en regardant fixement Geneviève ; mais vous ne me dites point comment M. Morand est devenu l’associé de M. Dixmer.

— Oh ! c’est bien simple, dit Geneviève. M. Dixmer, comme je vous l’ai dit, avait quelque fortune, mais point assez, cependant, pour prendre à lui seul une fabrique de l’importance de celle-ci. Le fils de M. Morand, son protecteur, comme je vous l’ai dit, cet ami de mon père, comme vous vous le rappelez, a fait la moitié des fonds ; et, comme il avait des connaissances en chimie, il s’est adonné à l’exploitation avec cette activité que vous avez remarquée, et grâce à laquelle le commerce de M. Dixmer, chargé par lui de toute la partie matérielle, a pris une immense extension.

— Et, dit Maurice, M. Morand est aussi un de vos bons amis, n’est-ce pas, madame ?

— M. Morand est une noble nature, un des cœurs les plus élevés qui soient sous le ciel, répondit gravement Geneviève.

— S’il ne vous en a donné d’autres preuves, dit Maurice un peu piqué de cette importance que la jeune femme accordait à l’associé de son mari, que de partager les frais d’établissement avec M. Dixmer, et d’inventer une nouvelle teinture pour le maroquin, permettez-moi de vous faire observer que l’éloge que vous faites de lui est bien pompeux.

— Il m’en a donné d’autres preuves, monsieur, dit Geneviève.

— Mais il est encore jeune, n’est-ce pas ? demanda Maurice, quoiqu’il soit difficile, grâce à ses lunettes vertes, de dire quel âge il a.

— Il a trente-cinq ans.

— Vous vous connaissez depuis longtemps ?

— Depuis notre enfance.

Maurice se mordit les lèvres. Il avait toujours soupçonné Morand d’aimer Geneviève.

— Ah ! dit Maurice, cela explique sa familiarité avec vous.

— Contenue dans les bornes où vous l’avez toujours vue, monsieur, répondit en souriant Geneviève, il me semble que cette familiarité, qui est à peine celle d’un ami, n’avait pas besoin d’explication.

— Oh ! pardon, madame, dit Maurice, vous savez que toutes les affections vives ont leurs jalousies, et mon amitié était jalouse de celle que vous paraissez avoir pour M. Morand.

Il se tut. Geneviève, de son côté, garda le silence. Il ne fut plus question, ce jour-là, de Morand, et Maurice quitta cette fois Geneviève plus amoureux que jamais, car il était jaloux.

Puis, si aveugle que fût le jeune homme, quelque bandeau sur les yeux, quelque trouble dans son cœur que lui mît sa passion, il y avait dans le récit de Geneviève bien les larmes, bien des hésitations,