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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

qu’on vient me demander, dites que j’ai été mandé ce matin à la Conciergerie, et que je suis forcé de m’y rendre dans un instant.

Dame Jacinthe s’appelait autrefois dame Madeleine ; mais elle avait accepté un nom de fleur en échange de son nom, comme l’abbé Girard avait accepté le titre de citoyen en place de celui de curé.

Sur l’invitation de son maître, dame Jacinthe se hâta de descendre par les degrés du petit jardin sur lequel ouvrait la porte d’entrée : elle tira les verrous, et un jeune homme fort pâle, fort agité, mais d’une douce et honnête physionomie, se présenta.

— M. l’abbé Girard ? dit-il.

Jacinthe examina les habits en désordre, la barbe longue et le tremblement nerveux du nouveau venu : tout cela lui sembla de mauvais augure.

— Citoyen, dit-elle, il n’y a point ici de monsieur ni d’abbé.

— Pardon, madame, reprit le jeune homme, je veux dire le desservant de Saint-Landry.

Jacinthe, malgré son patriotisme, fut frappée de ce mot madame, qu’on n’eût point adressé à une impératrice ; cependant elle répondit :

— On ne peut le voir, citoyen ; il dit son bréviaire.

— En ce cas, j’attendrai, répliqua le jeune homme.

— Mais, reprit dame Jacinthe, à qui cette persistance redonnait les mauvaises idées qu’elle avait ressenties tout d’abord, vous attendrez inutilement, citoyen ; car il est appelé à la Conciergerie et va partir à l’instant même.

Le jeune homme pâlit affreusement, ou plutôt, de pâle qu’il était, devint livide.

— C’est donc vrai ! murmura-t-il.

Puis, tout haut :

— Voilà justement, madame, dit-il, le sujet qui m’amène près du citoyen Girard.

Et, tout en parlant, il était entré, avait doucement, il est vrai, mais avec fermeté, poussé les verrous de la porte, et, malgré les instances et même les menaces de dame Jacinthe, il était entré dans la maison et avait pénétré jusqu’à la chambre de l’abbé.

Celui-ci, en l’apercevant, poussa une exclamation de surprise.

— Pardon, monsieur le curé, dit aussitôt le jeune homme, j’ai à vous entretenir d’une chose très grave ; permettez que nous soyons seuls.

Le vieux prêtre savait par expérience comment s’expriment les grandes douleurs. Il lut une passion tout entière sur la figure bouleversée du jeune homme, une émotion suprême dans sa voix fiévreuse.

— Laissez-nous, dame Jacinthe, dit-il.

Le jeune homme suivit des yeux avec impatience la gouvernante, qui, habituée à participer aux secrets de son maître, hésitait à se retirer ; puis, lorsque, enfin, elle eut refermé la porte :

— Monsieur le curé, dit l’inconnu, vous allez me demander tout d’abord qui je suis. Je vais vous le dire ; je suis un homme proscrit ; je suis un homme condamné à mort, qui ne vit qu’à force d’audace ; je suis le chevalier de Maison-Rouge.

L’abbé fit un soubresaut d’effroi sur son grand fauteuil.

— Oh ! ne craignez rien, reprit le chevalier ; nul ne m’a vu entrer ici, et ceux mêmes qui m’auraient vu ne me reconnaîtraient pas ; j’ai beaucoup changé depuis deux mois.

— Mais, enfin, que voulez-vous, citoyen ? demanda le curé.

— Vous allez ce matin à la Conciergerie, n’est-ce pas ?

— Oui, j’y suis mandé par le concierge.

— Savez-vous pourquoi ?

— Pour quelque malade, pour quelque moribond, pour quelque condamné, peut-être.

— Vous l’avez dit : oui, une personne condamnée vous attend.

Le vieux prêtre regarda le chevalier avec étonnement.

— Mais savez-vous quelle est cette personne ? reprit Maison-Rouge.

— Non… je ne sais.

— Eh bien, cette personne, c’est la reine !

L’abbé poussa un cri de douleur.

— La reine ? Oh ! mon Dieu !

— Oui, monsieur, la reine ! Je me suis informé pour savoir quel était le prêtre qu’on devait lui donner. J’ai appris que c’était vous, et j’accours.

— Que voulez-vous de moi ? demanda le prêtre effrayé de l’accent fébrile du chevalier.

— Je veux… je ne veux pas, monsieur. Je viens vous implorer, vous prier, vous supplier.

— De quoi donc ?

— De me faire entrer avec vous près de Sa Majesté.

— Oh ! mais vous êtes fou ! s’écria l’abbé ; mais vous me perdez ! mais vous vous perdez vous-même !

— Ne craignez rien.

— La pauvre femme est condamnée et c’en est fait d’elle.

— Je le sais ; ce n’est pas pour tenter de la sauver que je veux la voir, c’est… Mais, écoutez-moi, mon père, vous ne m’écoutez pas.

— Je ne vous écoute pas, parce que vous me demandez une chose impossible ; je ne vous écoute pas, parce que vous agissez comme un homme en démence, dit le vieillard ; je ne vous écoute pas, parce que vous m’épouvantez.

— Mon père, rassurez-vous, dit le jeune homme en essayant de se calmer lui-même ; mon père, croyez-moi, j’ai toute ma raison. La reine est perdue, je le sais ; mais que je puisse me prosterner à ses genoux, une seconde seulement, et cela me sauvera la vie ; si je ne la vois pas, je me tue, et,