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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

deux ou trois habitués de la maison seulement étaient demeurés après les autres, jouissant du privilège que leur donnait leur visite quotidienne dans l’établissement.

La plupart des tables étaient vides ; mais, il faut le dire en l’honneur du cabaret du Puits-de-Noé, les nappes rouges, ou plutôt violacées, révélaient le passage d’un nombre satisfaisant de convives rassasiés.

Les trois derniers convives disparurent successivement, et, vers huit heures moins un quart, le patriote se trouva seul.

Alors il éloigna, avec un dégoût des plus aristocratiques, le plat grossier dont il paraissait faire un instant auparavant ses délices, et tira de sa poche une tablette de chocolat d’Espagne, qu’il mangea lentement, et avec une expression bien différente de celle que nous lui avons vu essayer de donner à sa physionomie.

De temps en temps, tout en croquant son chocolat d’Espagne et son pain noir, il jetait sur la porte vitrée, fermée d’un rideau à carreaux blancs et rouges, des regards pleins d’une anxieuse impatience. Quelquefois il prêtait l’oreille et interrompait son frugal repas avec une distraction qui donnait fort à penser à la maîtresse de la maison, assise à son comptoir, assez près de la porte sur laquelle le patriote fixait les yeux, pour qu’elle pût, sans trop de vanité, se croire l’objet de ses préoccupations.

Enfin, la sonnette de la porte d’entrée retentit d’une certaine façon qui fit tressaillir notre homme ; il reprit son poisson, sans que la maîtresse du cabaret remarquât qu’il en jetait la moitié à un chien qui le regardait faméliquement, et l’autre moitié à un chat qui lançait au chien de délicats mais meurtriers coups de griffe.

La porte au rideau rouge et blanc s’ouvrit à son tour ; un homme entra, vêtu à peu près comme le patriote, à l’exception du bonnet à poil, qu’il avait remplacé par le bonnet rouge.

Un énorme trousseau de clefs pendait à la ceinture de cet homme, ceinture de laquelle tombait aussi un large sabre d’infanterie à coquille de cuivre.

— Ma soupe ! ma chopine ! cria cet homme en entrant dans la salle commune, sans toucher à son bonnet rouge et en se contentant de faire à la maîtresse de l’établissement un signe de tête.

Puis, avec un soupir de lassitude, il alla s’installer à la table voisine de celle où soupait notre patriote.

La maîtresse du cabaret, par suite de la déférence qu’elle portait au nouvel arrivant, se leva et alla commander elle-même les objets demandés.

Les deux hommes se tournaient le dos ; l’un regardait dans la rue, l’autre vers le fond de la chambre. Pas un mot ne s’échangea entre les deux hommes tant que la maîtresse du cabaret n’eut pas complètement disparu.

Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, et qu’à la lueur d’une seule chandelle suspendue à un bout de fil de fer, dans des proportions assez savantes pour que le luminaire fût divisible entre les deux convives, quand enfin l’homme au bonnet à poil se fut aperçu, grâce à la glace placée en face de lui, que la chambre était parfaitement déserte :

— Bonsoir, dit-il à son compagnon sans se retourner.

— Bonsoir, monsieur, dit le nouveau venu.

— Eh bien, demanda le patriote avec la même indifférence affectée, où en sommes-nous ?

— Eh bien, c’est fini.

— Qu’est-ce qui est fini ?

— Comme nous en sommes convenus, j’ai eu des raisons avec le père Richard pour le service, j’ai prétexté ma faiblesse d’ouïe, mes éblouissements, et je me suis trouvé mal en plein greffe.

— Très bien ; après ?

— Après, le père Richard a appelé sa femme, et sa femme m’a frotté les tempes avec du vinaigre, ce qui m’a fait revenir.

— Bon ! ensuite ?

— Ensuite, comme il était convenu entre nous, j’ai dit que le manque d’air me produisait ces éblouissements, attendu que j’étais sanguin, et que le service de la Conciergerie, où il se trouve en ce moment quatre cents prisonniers, me tuait.

— Qu’ont-ils dit ?

— La mère Richard m’a plaint.

— Et le père Richard ?

— Il m’a mis à la porte.

— Mais ce n’est point assez qu’il t’ait mis à la porte.

— Attendez donc ; alors la mère Richard, qui est une bonne femme, lui a reproché de n’avoir pas de cœur, attendu que j’étais père de famille.

— Et il a dit à cela ?

— Il a dit qu’elle avait raison, mais que la première condition inhérente à l’état de guichetier était de demeurer dans la prison à laquelle il était attaché ; que la République ne plaisantait pas, et qu’elle coupait le cou à ceux qui avaient des éblouissements dans l’exercice de leurs fonctions.

— Diable ! fit le patriote.

— Et il n’avait pas tort, le père Richard ; depuis que l’Autrichienne est là, c’est un enfer de surveillance ; on y dévisage son père.

Le patriote donna son assiette à lécher au chien, qui fut mordu par le chat.

— Achevez, dit-il sans se retourner.

— Enfin, monsieur, je me suis mis à gémir, c’est-à-dire que je me sentais très mal ; j’ai demandé l’infirmerie, et j’ai assuré que mes enfants mourraient de faim si ma paye m’était supprimée.

— Et le père Richard ?