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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

Son front se plissa, et une sombre résolution brilla dans ses yeux si purs.

— Je vous montrerai, Geneviève, continua le jeune homme, que je vous aime uniquement. Je vous donnerai la preuve que nul sacrifice n’est au-dessus de mon amour. Vous haïssez, la France, eh bien, soit, nous quitterons la France.

Geneviève joignit les mains, et regarda son amant avec une expression d’admiration enthousiaste.

— Vous ne me trompez pas, Maurice ? balbutia-t-elle.

— Quand vous ai-je trompée ? demanda Maurice ; est-ce le jour où je me suis déshonoré pour vous acquérir ?

Geneviève rapprocha ses lèvres des lèvres de Maurice, et resta, pour ainsi dire, suspendue au cou de son amant.

— Oui, tu as raison, Maurice, dit-elle, et c’est moi qui me trompais. Ce que j’éprouve, ce n’est plus du remords ; peut-être est-ce une dégradation de mon âme ; mais toi, du moins, tu la comprendras, je t’aime trop pour éprouver un autre sentiment que la frayeur de te perdre. Allons bien loin, mon ami ; allons là où personne ne pourra nous atteindre.

— Oh ! merci ! dit Maurice transporté de joie.

— Mais comment fuir ? dit Geneviève tressaillant à cette horrible pensée. On n’échappe pas facilement aujourd’hui au poignard des assassins du 2 septembre, ou à la hache des bourreaux du 21 janvier.

— Geneviève ! dit Maurice, Dieu nous protège. Écoute, une bonne action que j’ai voulu faire à propos de ce 2 septembre dont tu parlais tout à l’heure va porter sa récompense aujourd’hui. J’avais le désir de sauver un pauvre prêtre qui avait étudié avec moi. J’allai trouver Danton, et, sur sa demande, le comité de Salut public a signé un passeport pour ce malheureux et pour sa sœur. Ce passeport, Danton me le remit ; mais le malheureux prêtre, au lieu de venir le chercher chez moi comme je le lui avais recommandé, a été s’enfermer aux Carmes : il y est mort.

— Et ce passeport ? dit Geneviève.

— Je l’ai toujours ; il vaut un million aujourd’hui ; il vaut plus que cela, Geneviève, il vaut la vie, il vaut le bonheur !

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la jeune femme, soyez béni !

— Maintenant, ma fortune consiste, tu le sais, en une terre que régit un vieux serviteur de la famille, patriote pur, âme loyale dans laquelle nous pouvons nous confier. Il m’en fera passer les revenus où je voudrai. En gagnant Boulogne, nous passerons chez lui.

— Où demeure-t-il donc ?

— Près d’Abbeville.

— Quand partirons-nous, Maurice ?

— Dans une heure.

— Il ne faut pas qu’on sache que nous partons.

— Personne ne le saura. Je cours chez Lorin ; il a un cabriolet sans cheval ! moi, j’ai un cheval sans voiture ; nous partirons aussitôt que je serai revenu. Toi, reste ici, Geneviève, et prépare toutes choses pour ce départ. Nous avons besoin de peu de bagages : nous rachèterons ce qui nous manquera en Angleterre. Je vais donner à Scévola une commission qui l’éloigne. Lorin lui expliquera ce soir notre départ : et ce soir nous serons déjà loin.

— Mais, en route, si l’on nous arrête ?

— N’avons-nous point notre passeport ? Nous allons chez Hubert, c’est le nom de cet intendant. Hubert fait partie de la municipalité d’Abbeville ; d’Abbeville à Boulogne, il nous accompagne et nous sauvegarde ; à Boulogne, nous achèterons ou nous fréterons une barque. Je puis, d’ailleurs, passer au comité et me faire donner une mission pour Abbeville. Mais non, pas de supercherie, n’est-ce pas, Geneviève ? Gagnons notre bonheur en risquant notre vie.

— Oui, oui, mon ami, et nous réussirons. Mais comme tu es parfumé ce matin, mon ami ! dit la jeune femme en cachant son visage dans la poitrine de Maurice.

— C’est vrai ; j’avais acheté un bouquet de violettes à ton intention, ce matin, en passant devant le Palais-Égalité ; mais, en entrant ici, en te voyant si triste, je n’ai plus pensé qu’à te demander les causes de cette tristesse.

— Oh ! donne-le-moi, je te le rendrai.

Geneviève respira l’odeur du bouquet avec cette espèce de fanatisme que les organisations nerveuses ont presque toujours pour les parfums. Tout à coup ses yeux se mouillèrent de larmes.

— Qu’as-tu ? demanda Maurice.

— Pauvre Héloïse ! murmura Geneviève.

— Ah ! oui, fit Maurice avec un soupir. Mais, pensons à nous, chère amie, et laissons les morts, de quelque parti qu’ils soient, dormir dans la tombe que le dévouement leur a creusée. Adieu ! je pars.

— Reviens bien vite.

— En moins d’une demi-heure je suis ici.

— Mais si Lorin n’était pas chez lui ?

— Qu’importe ! son domestique me connaît ; ne puis-je prendre chez lui tout ce qu’il me plaît, même en son absence, comme lui ferait ici ?

— Bien ! bien !

— Toi, ma Geneviève, prépare tout, en te bornant, comme je te le dis, au strict nécessaire ; il ne faut pas que notre départ ait l’air d’un déménagement.

— Sois tranquille.

Le jeune homme fit un pas vers la porte.

— Maurice ! dit Geneviève.

Il se retourna, et vit la jeune femme les bras étendus vers lui.

— Au revoir ! au revoir ! dit-il, mon amour, et