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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

— Pardieu ! ce ne sera pas difficile.

— Et comment ?

— Sans doute, si tu t’intéresses, autant que je puis le croire, au sort de la citoyenne Dixmer ; tu dois la connaître, et la connaissant, tu dois savoir quels sont ses amis les plus familiers ; elle n’aura pas quitté Paris, ils ont tous la rage d’y rester ; elle s’est réfugiée chez quelque confidente, et demain matin tu recevras par quelque Rose ou quelque Marton un petit billet à peu près conçu en ces termes :


        Si Mars veut revoir Cythérée,
Qu’il emprunte à la Nuit son écharpe azurée.

Et qu’il se présente chez le concierge, telle rue, tel numéro, en demandant madame Trois-Étoiles ; voilà.

Maurice haussa les épaules ; il savait bien que Geneviève n’avait personne chez qui se réfugier.

— Nous ne la retrouverons pas, murmura-t-il.

— Permets-moi de te dire une chose, Maurice, dit Lorin.

— Laquelle ?

— C’est que ce ne serait peut-être pas un si grand malheur que nous ne la retrouvassions pas.

— Si nous ne la retrouvons pas, Lorin, dit Maurice, j’en mourrai.

— Ah diable ! dit le jeune homme, c’est donc de cet amour là que tu as failli mourir ?

— Oui, répondit Maurice.

Lorin réfléchit un instant.

— Maurice, dit-il, il est quelque chose comme onze heures, le quartier est désert, voici là un banc de pierre qui semble placé exprès pour recevoir deux amis. Accorde-moi la faveur d’un entretien particulier, comme on disait sous l’ancien régime. Je te donne ma parole que je ne parlerai qu’en prose.

Maurice regarda autour de lui et alla s’asseoir auprès de son ami.

— Parle, dit Maurice, en laissant tomber dans sa main son front alourdi.

— Écoute, cher ami, sans exorde, sans périphrase, sans commentaire, je te dirai une chose, c’est que nous nous perdons, ou plutôt que tu nous perds.

— Comment cela ? demanda Maurice.

— Il y a, tendre ami, reprit Lorin, certain arrêté du comité de Salut public qui déclare traître à la patrie quiconque entretient des relations avec les ennemis de ladite patrie. Hein ! connais-tu cet arrêté ?

— Sans doute, répondit Maurice.

— Tu le connais ?

— Oui.

— Eh bien ! il me semble que tu n’es pas mal traître à la patrie. Qu’en dis-tu ? comme dit Manlius.

— Lorin !

— Sans doute ; à moins que tu ne regardes toutefois comme idolâtrant la patrie ceux qui donnent le logement, la table et le lit à M. le chevalier de Maison-Rouge, lequel n’est pas un exalté républicain, à ce que je suppose, et n’est point accusé pour le moment d’avoir fait les journées de Septembre.

— Ah ! Lorin ! fit Maurice en poussant un soupir.

— Ce qui fait, continua le moraliste, que tu me parais avoir été ou être encore un peu trop ami de l’ennemi de la patrie. Allons, allons, ne te révolte pas, cher ami ; tu es comme feu Encelades, et tu remuerais une montagne quand tu te retournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas, et avoue tout bonnement que tu n’es plus un zélé.

Lorin avait prononcé ces mots avec toute la douceur dont il était capable, et en glissant dessus avec un artifice tout à fait cicéronien.

Maurice se contenta de protester par un geste.

Mais le geste fut déclaré comme non avenu, et Lorin continua :

— Oh ! si nous vivions dans une de ces températures de serre chaude, température honnête, où, selon les règles de la botanique, le baromètre marque invariablement seize degrés, je te dirais, mon cher Maurice, c’est élégant, c’est comme il faut ; soyons un peu aristocrates, de temps en temps, cela fait bien et cela sent bon ; mais nous cuisons aujourd’hui dans trente-cinq à quarante degrés de chaleur ! la nappe brûle, de sorte que l’on n’est que tiède ; par cette chaleur-là on semble froid ; lorsqu’on est froid on est suspect ; tu sais cela, Maurice ; et quand on est suspect, tu as trop d’intelligence, mon cher Maurice, pour ne pas savoir ce qu’on est bientôt, ou plutôt ce qu’on n’est plus.

— Eh bien ! donc, alors qu’on me tue et que cela finisse, s’écria Maurice ; aussi bien je suis las de la vie.

— Depuis un quart d’heure, dit Lorin ; en vérité, il n’y a pas encore assez longtemps pour que je te laisse faire sur ce point-là à ta volonté ; et puis, lorsqu’on meurt aujourd’hui, tu comprends, il faut mourir républicain, tandis que toi tu mourrais aristocrate.

— Oh ! oh ! s’écria Maurice dont le sang commençait à s’enflammer par l’impatiente douleur qui résultait de la conscience de sa culpabilité ; oh ! oh ! tu vas trop loin, mon ami.

— J’irai plus loin encore, car je te préviens que si tu te fais aristocrate…

— Tu me dénonceras ?

— Fi donc ! non, je t’enfermerai dans une cave, et je te ferai chercher au son du tambour comme un objet égaré ; puis je proclamerai que les aristocrates, sachant ce que tu leur réservais, t’ont séques-