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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

tomba dans une de ces somnolences qui, chez les caractères forts et pour les organisations nerveuses, sont les pressentiments de grands malheurs, car ils ressemblent au calme précurseur de la tempête.

Il ne fut tiré de cette rêverie, ou plutôt de cet assoupissement, que par l’officieux, qui, au retour d’une commission faite à l’extérieur, rentra avec cet air éveillé des domestiques qui brûlent de débiter au maître les nouvelles qu’ils viennent de recueillir.

Mais, voyant Maurice préoccupé, il n’osa le distraire, et se contenta de passer et repasser sans motifs, mais avec obstination devant lui.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Maurice négligemment ; parle, si tu as quelque chose à me dire.

— Ah ! citoyen, encore une fameuse conspiration, allez ! Maurice fit un mouvement d’épaules.

— Une conspiration qui fait dresser les cheveux sur la tête, continua Agésilas.

— Vraiment ! répondit Maurice en homme accoutumé aux trente conspirations quotidiennes de cette époque.

— Oui, citoyen, reprit Agésilas ; c’est à faire frémir, voyez-vous ! Rien que d’y penser, cela donne la chair de poule aux bons patriotes.

— Voyons cette conspiration ? dit Maurice.

— L’Autrichienne a manqué de s’enfuir.

— Bah ! dit Maurice commençant à prêter une attention plus réelle.

— Il paraît, dit Agésilas, que la veuve Capet avait des ramifications avec la fille Tison, que l’on va guillotiner aujourd’hui. Elle ne l’a pas volé ; la malheureuse !

— Et comment la reine avait-elle des relations avec cette fille ? demanda Maurice, qui sentait perler la sueur sur son front.

— Par un œillet. Imaginez-vous, citoyen, qu’on lui a fait passer le plan de la chose dans un œillet.

— Dans un œillet !… Et qui cela ?

— M. le chevalier… de… attendez donc… c’est pourtant un nom fièrement connu… mais, moi, j’oublie tous ces noms… Un chevalier de Château… que je suis bête ! il n’y a plus de châteaux… un chevalier de Maison…

— Maison-Rouge ?

— C’est cela.

— Impossible.

— Comment, impossible ? Puisque je vous dis qu’on a trouvé une trappe, un souterrain, des carrosses.

— Mais non, c’est qu’au contraire tu n’as rien dit encore de tout cela.

— Ah bien, je vais vous le dire alors.

— Dis ; si c’est un conte, il est beau du moins.

— Non, citoyen, ce n’est pas un conte, tant s’en faut, et la preuve, c’est que je le tiens du citoyen portier. Les aristocrates ont creusé une mine ; cette mine partait de la rue de la Corderie, et allait jusque dans la cave de la cantine de la citoyenne Plumeau, et même elle a failli être compromise de complicité, la citoyenne Plumeau. Vous la connaissez, j’espère ?

— Oui, dit Maurice ; mais après ?

— Eh bien, la veuve Capet devait se sauver par ce souterrain-là. Elle avait déjà le pied sur la première marche, quoi ! C’est le citoyen Simon qui l’a rattrapée par sa robe. Tenez, on bat la générale dans la ville, et le rappel dans les sections ; entendez-vous le tambour, là ? On dit que les Prussiens sont à Dammartin, et qu’ils ont poussé des reconnaissances jusqu’aux frontières.

Au milieu de ce flux de paroles, du vrai et du faux, du possible et de l’absurde, Maurice saisit à peu près le fil conducteur. Tout partait de cet œillet donné sous ses yeux à la reine, et acheté par lui à la malheureuse bouquetière. Cet œillet contenait le plan d’une conspiration qui venait d’éclater, avec les détails plus ou moins vrais que rapportait Agésilas.

En ce moment le bruit du tambour se rapprocha, et Maurice entendit crier dans la rue :

— Grande conspiration découverte au Temple par le citoyen Simon ! Grande conspiration en faveur de la veuve Capet découverte au Temple !

— Oui, oui, dit Maurice, c’est bien ce que je pense. Il y a du vrai dans tout cela. Et Lorin qui, au milieu de cette exaltation populaire, va peut-être tendre la main à cette fille et se faire mettre en morceaux…

Maurice prit son chapeau, agrafa la ceinture de son sabre, et en deux bonds fut dans la rue.

— Où est-il ? demanda Maurice ; sur le chemin de la Conciergerie sans doute.

Et il s’élança vers le quai.

À l’extrémité du quai de la Mégisserie, des piques et des baïonnettes, surgissant du milieu d’un rassemblement, frappèrent ses regards. Il lui sembla distinguer au milieu du groupe un habit de garde national et dans le groupe des mouvements hostiles. Il courut, le cœur serré, vers le rassemblement qui encombrait le bord de l’eau.

Ce garde national pressé par la cohorte des Marseillais était Lorin ; Lorin pâle, les lèvres serrées, l’œil menaçant, la main sur la poignée de son sabre, mesurant la place des coups qu’il se préparait à porter.

À deux pas de Lorin était Simon. Ce dernier, riant d’un rire féroce, désignait Lorin aux Marseillais et à la populace en disant :

— Tenez, tenez ! vous voyez bien celui-là, c’en est un que j’ai fait chasser du Temple hier comme aristocrate ; c’en est un de ceux qui favorisent les correspondances dans les œillets. C’est le complice de la fille Tison, qui va passer tout à l’heure. Eh bien, le voyez-vous, il se promène tranquillement sur le quai, tandis que sa complice va marcher à la