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LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE.

— Allons, allons, dit la femme Tison, achève ta saucisse et ta demi-bouteille, que je desserve.

— Ce n’est pas la faute de l’Autrichienne si je les achève à cette heure, grommela le municipal ; si elle avait pu me faire tuer au 10 août, elle l’eût certainement fait ; aussi, le jour où elle éternuera dans le sac, je serai au premier rang, solide au poste.

Morand devint pâle comme un mort.

— Allons, allons, citoyen Maurice, dit Geneviève, allons où vous avez promis de me mener ; ici, il me semble que je suis prisonnière, j’étouffe.

Maurice fit sortir Morand et Geneviève ; et les sentinelles, prévenues par Lorin, les laissèrent passer sans aucune difficulté.

Il les installa dans un petit couloir de l’étage supérieur, de sorte qu’au moment où la reine, madame Élisabeth et madame Royale devaient monter à la galerie, les augustes prisonnières ne pouvaient faire autrement que de passer devant eux.

Comme la promenade était fixée pour dix heures, et qu’il n’y avait plus que quelques minutes à attendre, Maurice, non seulement ne quitta point ses amis, mais encore, afin que le plus léger soupçon ne planât point sur cette démarche tant soit peu illégale, ayant rencontré le citoyen Agricola, il l’avait pris avec lui.

Dix heures sonnèrent.

— Ouvrez ! cria du bas de la tour une voix que Maurice reconnut pour celle du général Santerre.

Aussitôt la garde prit les armes, on ferma les grilles, les factionnaires apprêtèrent leurs armes. Il y eut alors dans toute la cour un bruit de fer, de pierres et de pas qui impressionna vivement Morand et Geneviève, car Maurice les vit pâlir tous deux.

— Que de précautions pour garder trois femmes ! murmura Geneviève.

— Oui, dit Morand en essayant de rire. Si ceux qui tentent de les faire évader étaient à notre place et voyaient ce que nous voyons, cela les dégoûterait du métier.

— En effet, dit Geneviève, je commence à croire qu’elles ne se sauveront pas.

— Et moi, je l’espère, répondit Maurice.

Et, se penchant à ces mots sur la rampe de l’escalier :

— Attention, dit-il, voici les prisonnières.

— Nommez-les-moi, dit Geneviève, car je ne les connais pas.

— Les deux premières qui montent sont la sœur et la fille de Capet. La dernière, qui est précédée d’un petit chien, est Marie-Antoinette.

Geneviève fit un pas en avant. Mais, au contraire, Morand, au lieu de regarder, se colla contre le mur. Ses lèvres étaient plus livides et plus terreuses que la pierre du donjon. Geneviève, avec sa robe blanche et ses beaux yeux purs, semblait un ange attendant les prisonniers pour éclairer la route amère qu’ils parcouraient, et leur mettre en passant un peu de joie au cœur.

Madame Élisabeth et madame Royale passèrent après avoir jeté un regard étonné sur les étrangers ; sans doute la première eut l’idée que c’étaient ceux que leur annonçaient les signes, car elle se retourna vivement vers madame Royale et lui serra la main, tout en laissant tomber son mouchoir comme pour prévenir la reine.

— Faites attention, ma sœur, dit-elle, j’ai laissé échapper mon mouchoir.

Et elle continua de monter avec la jeune princesse.

La reine, dont un souffle haletant et une petite toux sèche indiquaient le malaise, se baissa pour ramasser le mouchoir qui était tombé à ses pieds ; mais, plus prompt qu’elle, son petit chien s’en empara et courut le porter à madame Élisabeth. La reine continua donc de monter, et, après quelques marches, se trouva à son tour devant Geneviève, Morand et le jeune municipal.

— Oh ! des fleurs ! dit-elle ; il y a bien longtemps que je n’en ai vu. Que cela sent bon, et que vous êtes heureuse d’avoir des fleurs, madame !

Prompte comme la pensée qui venait de se formuler par ces paroles douloureuses, Geneviève étendit la main pour offrir son bouquet à la reine. Alors Marie-Antoinette leva la tête, la regarda, et une imperceptible rougeur parut sur son front décoloré.

Mais, par une sorte de mouvement naturel, par cette habitude d’obéissance passive au règlement, Maurice étendit la main pour arrêter le bras de Geneviève.

La reine alors demeura hésitante, et, regardant Maurice, elle le reconnut pour le jeune municipal qui avait l’habitude de lui parler avec fermeté, mais en même temps avec respect.

— Est-ce défendu, monsieur ? dit-elle.

— Non, non, madame, dit Maurice. Geneviève, vous pouvez offrir votre bouquet.

— Oh ! merci, merci, monsieur ! s’écria la reine avec une vive reconnaissance.

Et, saluant avec une gracieuse affabilité Geneviève, Marie-Antoinette avança une main amaigrie, et cueillit au hasard un œillet dans la masse des fleurs.

— Mais prenez tout, madame, prenez, dit timidement Geneviève.

— Non, dit la reine avec un sourire charmant ; ce bouquet vient peut-être d’une personne que vous aimez, et je ne veux point vous en priver.

Geneviève rougit, et cette rougeur fit sourire la reine.

— Allons, allons, citoyenne Capet, dit Agricola, il faut continuer votre chemin.

La reine salua et continua de monter ; mais, avant de disparaître, elle se retourna encore en murmurant :