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LA REINE MARGOT.

d’un regard tantôt atone, tantôt furieux, mais toujours menaçant.

Tout cela offrait à l’esprit brûlant du Piémontais un mélange effrayant de fantastique et de réel. Pour lui La Mole était mort, bien mort, et même plutôt deux fois qu’une, et cependant il reconnaissait l’ombre de ce La Mole couchée dans un lit pareil au sien ; puis il vit, comme nous l’avons dit, l’ombre se lever, puis l’ombre marcher, et, chose effrayante, marcher vers son lit. Cette ombre, que Coconnas eût voulu fuir, fût-ce au fond des enfers, vint droit à lui et s’arrêta à son chevet, debout et le regardant ; il y avait même dans ses traits un sentiment de douceur et de compassion que Coconnas prit pour l’expression d’une dérision infernale.

Alors s’alluma dans cet esprit, plus malade peut-être que le corps, une aveugle passion de vengeance. Coconnas n’eut plus qu’une préoccupation, celle de se procurer une arme quelconque, et, avec cette arme, de frapper ce corps ou cette ombre de La Mole qui le tourmentait si cruellement. Ses habits avaient été déposés sur une chaise, puis emportés ; car, tout souillés de sang qu’ils étaient, on avait jugé à propos de les éloigner du blessé, mais on avait laissé sur la même chaise son poignard dont on ne supposait pas qu’avant longtemps il eût l’envie de se servir. Coconnas vit le poignard ; pendant trois nuits, profitant du moment où La Mole dormait, il essaya d’étendre la main jusqu’à lui ; trois fois la force lui manqua, et il s’évanouit. Enfin, la quatrième nuit, il atteignit l’arme, la saisit du bout de ses doigts crispés, et, en poussant un gémissement arraché par la douleur, il la cacha sous son oreiller.

Le lendemain, il vit quelque chose d’inouï jusque-là : l’ombre de La Mole, qui semblait chaque jour reprendre de nouvelles forces, tandis que lui, sans cesse occupé de la vision terrible, usait les siennes dans l’éternelle trame du complot qui devait l’en débarrasser ; l’ombre de la Mole, devenue de plus en plus alerte, fit, d’un air pensif, deux ou trois tours dans la chambre ; puis enfin, après avoir ajusté son manteau, ceint son épée, coiffé sa tête d’un feutre à larges bords, ouvrit la porte et sortit.

Coconnas respira ; il se crut débarrassé de son fantôme. Pendant deux ou trois heures son sang circula dans ses