l’œil fixé sur le manoir paternel, il caressait machinalement ses deux chiens, qui ne pouvaient se décider à le quitter ; il donna quelques ordres d’une voix émue à ses serviteurs, courbés sous son adieu et sous sa parole. Puis, montant à grand’peine, et grâce à l’aide de son écuyer, un vieux cheval pie qu’il affectionnait, et qui avait été son cheval de bataille dans les dernières guerres civiles, il salua d’un geste le château de Méridor et partit sans prononcer un seul mot.
Bussy, l’œil brillant, répondait aux sourires de Jeanne et se retournait fréquemment pour dire adieu à ses amis. En le quittant, Jeanne lui avait dit tout bas :
— Quel homme étrange faites-vous, seigneur comte ! Je vous avais promis que le bonheur vous attendait à Méridor… et c’est vous au contraire qui apportez à Méridor le bonheur qui s’en était envolé.
De Méridor à Paris il y a loin ; loin surtout pour un vieux baron criblé de coups d’épée et de mousquet reçus dans ces rudes guerres où les blessures étaient en proportion des guerriers. Longue route aussi faisait cette distance pour ce digne cheval pie que l’on appelait Jarnac, et qui, à ce nom, relevant sa tête enfoncée sous sa crinière, roulait un œil encore fier sous sa paupière fatiguée.
Une fois en route, Bussy se mit à l’étude : cette étude était de captiver par ses soins et ses attentions de fils le cœur du vieillard dont il s’était d’abord attiré la haine, et sans doute il y réussit, car, le sixième jour au matin, en arrivant à Paris, M. de Méridor dit à son compagnon de voyage ces paroles, qui peignaient tout le changement que le voyage avait amené dans son esprit :
— C’est singulier, comte, me voici plus près que jamais de mon malheur, et cependant je suis moins inquiet à l’arrivée que je ne l’étais au départ.
— Encore deux heures, seigneur Augustin, dit Bussy, et vous m’aurez jugé comme je veux être jugé par vous.
Les voyageurs entrèrent à Paris par le faubourg Saint-Marcel, éternelle entrée dont la préférence se conçoit à cette époque, parce que cet horrible quartier, un des plus laids de Paris, semblait le plus parisien de tous, grâce à ses nombreuses églises, à ses milliers de maisons pittoresques et à ses petits ponts sur des cloaques.
— Où allons-nous ? dit le baron ; au Louvre, sans doute ?
— Monsieur, dit Bussy, je dois d’abord vous mener à mon hôtel, pour que vous vous rafraîchissiez quelques minutes, et que vous soyez ensuite en état de voir comme il convient la personne chez laquelle je vous conduis.
Le baron se laissa faire patiemment ; Bussy le conduisit droit à son hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Honoré.
Les gens du comte ne l’attendaient pas ou plutôt ne l’attendaient plus : rentré la nuit par une petite porte dont lui seul avait la clef, il avait sellé lui-même son cheval, et était parti sans avoir été vu d’aucun autre que de Remy-le-Haudouin. On comprend donc que sa disparition instantanée, les dangers qu’il avait courus la semaine précédente, et qui s’étaient trahis par sa blessure, ses habitudes aventureuses enfin qu’aucune leçon ne corrigeait, avaient porté beaucoup de gens à croire qu’il avait donné dans quelque piège tendu sur son chemin par ses ennemis, que la fortune, si longtemps favorable à son courage, avait un jour enfin été contraire à sa témérité, et que Bussy, muet et invisible, était bien mort par quelque dague ou quelque arquebusade.
De sorte que les meilleurs amis et les plus fidèles serviteurs de Bussy faisaient déjà des neuvaines pour son retour à la lumière, retour qui leur paraissait non moins hasardeux que celui de Pyrithoüs, tandis que les autres, plus positifs, ne comptant plus que sur son cadavre, faisaient, pour le retrouver, les recherches les plus minutieuses dans les égouts, dans les caves suspectes, dans les carrières de la banlieue, dans le lit de la Bièvre ou dans les fossés de la Bastille.
Une seule personne répondait quand on lui demandait des nouvelles de Bussy :
— M. le comte se porte bien.
Mais, si l’on voulait pousser plus loin l’interrogatoire, comme elle n’en savait pas davantage, les renseignements qu’elle pouvait donner s’arrêtaient là.
Cette personne, qui essuyait, grâce à cette réponse rassurante, mais peu détaillée, force rebuffades et mauvais compliments, était maître Remy-le-Haudouin, qui, du soir au matin, trottait menu, perdant son temps à des contemplations étranges, disparaissant de temps en temps de l’hôtel, soit le jour, soit la nuit, rentrant alors avec des appétits insolites, et ramenant par sa gaieté, chaque fois qu’il rentrait, un peu de joie au cœur de cette maison.
Le Haudouin, après une de ces absences mystérieuses, rentrait justement à l’hôtel au moment où la cour d’honneur retentissait des cris d’allégresse, où les valets empressés se jetaient sur la bride du cheval de Bussy et se disputaient à qui serait son écuyer, car le comte, au lieu de mettre pied à terre, demeurait à cheval.
— Voyons, disait Bussy, vous êtes satisfaits de me voir vivant, merci. Vous me demandez si c’est bien moi, regardez, touchez, mais faites bien vite. Bien, maintenant aidez ce digne gentilhomme à descendre de cheval, et faites attention que je le considère avec plus de respect que je ne ferais d’un prince.
Bussy avait raison de rehausser ainsi le vieillard, à qui l’on avait à peine fait attention d’abord, et qu’à ses habits modestes, à ses habits peu soucieux de la mode, et à son cheval pie, fort vite apprécié de gens qui chaque jour manœuvraient les chevaux de Bussy, on avait été tenté de prendre pour un écuyer mis en retraite dans quelque province, et que l’aventureux gentilhomme ramenait de cet exil comme d’un autre monde.
Mais, ces paroles prononcées, ce fut aussitôt à qui s’empresserait près du baron. Le Haudouin regardait la scène en riant sous cape, selon son habitude, et il fallut toute la gravité de Bussy pour forcer ce rire à disparaître du joyeux visage du jeune docteur.
— Vite une chambre à monseigneur ! cria Bussy.
— Laquelle ? demandèrent aussitôt cinq ou six voix empressées.
— La meilleure, la mienne.
Et à son tour il offrit son bras au vieillard pour gravir l’escalier, essayant de le recevoir avec plus d’honneur encore qu’il n’en avait été reçu.
M. de Méridor se laissait aller à cette entraînante courtoisie sans volonté, comme on se laisse aller à la pente de certains rêves qui vous conduisent à ces pays fantastiques, royaumes de l’imagination et de la nuit.
On apporta au baron le gobelet doré du comte, et Bussy voulut lui verser lui-même le vin de l’hospitalité.
— Merci ! merci, monsieur, disait le vieillard ; mais irons-nous bientôt où nous devons aller ?
— Oui, seigneur Augustin, bientôt, soyez tranquille, et ce ne sera pas seulement un bonheur pour vous, mais pour moi.
— Que dites-vous, et d’où vient que vous me parlez presque toujours une langue que je ne comprends pas ?
— Je dis, seigneur Augustin, que je vous ai parlé d’une Providence miséricordieuse aux grands cœurs, et que nous approchons du moment où je vais, en votre nom, faire appel à cette Providence.
Le baron regarda Bussy d’un air étonné, mais Bussy, en lui faisant de la main un signe respectueux, et qui voulait dire : Je reviens dans un instant, sortit le sourire sur les lèvres.
Comme il s’y attendait, le Haudouin était en sentinelle à la porte ; il prit le jeune homme par le bras, et l’emmena dans un cabinet.
— Eh bien, cher Hippocrate, demanda-t-il, où en sommes-nous ?
— Où cela ?
— Parbleu ! rue Saint-Antoine.
— Monseigneur, nous en sommes à un point fort intéressant pour vous, je présume. À ceci, rien de nouveau.
Bussy respira.
— Le mari n’est donc pas revenu ? dit-il.
— Si fait ; mais sans aucun succès. Il y a dans tout cela un père qui doit, à ce qu’il paraît, faire le dénouement, un