— Dépêchons, Jeanne, dit Saint-Luc, je voudrais déjà être à Méridor.
Et tous deux piquaient leurs chevaux, qui dévoraient alors l’espace pendant deux ou trois lieues, puis qui s’arrêtaient tout à coup pour laisser à leurs maîtres le loisir de reprendre une conversation interrompue ou de corriger un baiser mal donné.
Ainsi se fit la route de Chartres au Mans, où, à peu près rassurés, les deux époux séjournèrent un jour, puis, le lendemain de ce jour, qui fut encore une heureuse station sur cet heureux chemin qu’ils suivaient, ils s’engagèrent avec la volonté bien arrêtée d’arriver le soir même à Méridor, dans les forêts sablonneuses qui s’étendaient à cette époque de Guécelard à Ecomoy.
Arrivés là, Saint-Luc se regardait comme hors de tout danger, lui qui connaissait l’humeur tour à tour bouillante et paresseuse du roi, qui, selon la disposition d’esprit où il se trouvait au moment du départ de Saint-Luc, avait dû envoyer vingt courriers et cent gardes après eux avec ordre de les ramener morts ou vifs, ou qui s’était contenté de pousser un grand soupir, en tirant ses bras hors du lit, un pouce plus loin que d’ordinaire, en murmurant :
— Oh ! traître de Saint-Luc ! que ne t’ai-je connu plus tôt !
Or, comme les fugitifs n’avaient été rejoints par aucun courrier, n’avaient aperçu aucun garde, il était probable qu’au lieu de s’être trouvé dans son humeur bouillante, le roi Henri III s’était trouvé dans son humeur paresseuse.
C’était ce que disait Saint-Luc en jetant de temps en temps derrière lui un coup d’œil sur cette route solitaire où n’apparaissait point le moindre persécuteur.
— Bon, pensait-il, la tempête sera retombée sur ce pauvre Chicot, qui, tout fou qu’il est, et peut-être même justement parce qu’il est fou, m’a donné un si bon conseil… J’en serai quitte pour quelque anagramme plus ou moins spirituelle.
Et Saint-Luc se rappelait une anagramme terrible que Chicot avait faite sur lui au jour de sa faveur.
Tout à coup Saint-Luc sentit la main de sa femme qui reposait sur son bras.
Il tressaillit. Ce n’était point une caresse.
— Regarde, dit Jeanne.
Saint-Luc se retourna, et vit à l’horizon un cavalier qui faisait même route qu’eux, et qui paraissait presser fort son cheval.
Ce cavalier était à la sommité du chemin ; il se détachait en vigueur sur le ciel mat, et, par cet effet de perspective que nos lecteurs ont dû remarquer quelquefois, il paraissait, dans cette position, plus grand que nature.
Cette coïncidence parut de mauvais augure à Saint-Luc, soit à cause de la disposition de son esprit, auquel la réalité semblait venir à point nommé donner un démenti, soit que réellement, et malgré le calme qu’il affectait, il craignît encore quelque retour capricieux du roi Henri III.
— Oui, en effet, dit-il, pâlissant malgré lui, voici un cavalier là-bas.
— Fuyons, dit Jeanne en donnant de l’éperon à son cheval.
— Non pas, dit Saint-Luc, à qui la crainte qu’il éprouvait ne pouvait faire perdre son sang-froid, non pas, ce cavalier est seul, autant que j’en puis juger, et nous ne devons pas fuir devant un homme seul. Rangeons-nous et laissons-le passer ; quand il sera passé, nous continuerons notre chemin.
— Mais s’il s’arrête ?
— Eh bien, s’il s’arrête, nous verrons à qui nous avons affaire, et nous agirons en conséquence.
— Tu as raison, dit Jeanne, et j’avais tort d’avoir peur, puisque mon Saint-Luc est là pour me défendre.
— N’importe, fuyons toujours, dit Saint-Luc en jetant un dernier regard sur l’inconnu, qui, en les apercevant, avait mis son cheval au galop ; car voici une plume sur ce chapeau, et, sous ce chapeau, une fraise, qui me donnent quelques inquiétudes.
— Oh ! mon Dieu ! comment une plume et une fraise peuvent-elles t’inquiéter ? demanda Jeanne en suivant son mari, qui avait pris son cheval par la bride et qui l’entraînait avec lui dans le bois.
— Parce que la plume est d’une couleur fort à la mode en ce moment à la cour, et la fraise d’une coupe bien nouvelle ; or ce sont là de ces plumes qui coûteraient trop cher à faire teindre, et de ces fraises qui coûteraient trop de soins à amidonner aux gentilshommes manceaux, pour que nous ayons affaire à un compatriote de ces belles poulardes qu’estime tant Chicot. Piquons, piquons, Jeanne ; ce cavalier me fait l’effet d’un ambassadeur du roi, mon auguste maître.
— Piquons, dit la jeune femme, tremblante comme la feuille, à l’idée qu’elle pouvait être séparée de son mari.
Mais c’était chose plus facile à dire qu’à exécuter. Les sapins étaient fort épais et formaient une véritable muraille de branches. De plus, les chevaux entraient jusqu’au poitrail dans le terrain sablonneux.
Pendant ce temps le cavalier s’approchait comme la foudre, et l’on entendait le galop de son cheval roulant sur la pente de la montagne.
— C’est bien a nous qu’il en veut, Jésus Seigneur ! s’écria la jeune femme.
— Ma foi ! dit Saint-Luc, s’arrêtant, si c’est à nous qu’il en veut, voyons ce qu’il nous veut, car en mettant pied à terre il nous rejoindra toujours.
— Il s’arrête, dit la jeune femme.
— Et même il descend, dit Saint-Luc, il entre dans le bois. Ah ! ma foi ! quand ce serait le diable en personne, je vais au-devant de lui.
— Attends, dit Jeanne en retenant son mari, attends ; il appelle, ce me semble.
En effet, l’inconnu, après avoir attaché son cheval à l’un des sapins de la lisière, entrait dans le bois en criant :
— Eh ! mon gentilhomme ! mon gentilhomme ! ne vous sauvez donc pas, mille diables ! je rapporte quelque chose que vous avez perdu.
— Que dit-il donc ? demanda la comtesse.
— Ma foi ! dit Saint-Luc, il dit que nous avons perdu quelque chose.
— Eh ! monsieur, continua l’inconnu, le petit monsieur, vous avez oublié votre bracelet dans l’hôtellerie de Courville. Que diable ! un portrait de femme, cela ne se perd pas ainsi, le portrait de cette respectable madame de Cossé surtout. En faveur de cette chère maman, ne me faites donc pas courir pour cela.
— Mais je connais cette voix ! s’écria Saint-Luc.
— Et puis il me parle de ma mère.
— Avez-vous donc perdu ce bracelet, ma mie ?
— Eh ! mon Dieu, oui, je m’en suis aperçue ce matin seulement. Je ne pouvais me rappeler où je l’avais laissé.
— Mais c’est Bussy ! s’écria tout à coup Saint-Luc.
— Le comte de Bussy ! reprit Jeanne tout émue, notre ami ?
— Eh ! certainement, notre ami, dit Saint-Luc, courant avec autant d’empressement au-devant du gentilhomme qu’il venait de mettre de soin à l’éviter.
— Saint-Luc ! je ne m’étais donc pas trompé ! dit la voix sonore de Bussy, qui, d’un seul bond, se trouva près des deux époux.
— Bonjour, madame, continua-t-il en riant aux éclats et en offrant à la comtesse le portrait que réellement elle avait oublié dans l’hôtellerie de Courville, où l’on se rappelle que les voyageurs avaient passé la nuit.
— Est-ce que vous venez pour nous arrêter de la part du roi, monsieur de Bussy ? dit en souriant Jeanne.
— Moi ! ma foi, non ; je ne suis pas assez des amis de Sa Majesté pour qu’elle me charge de ses missions de confiance. Non, j’ai trouvé votre bracelet à Courville ; cela m’a indiqué que vous me précédiez sur la route. J’ai alors poussé mon cheval, je vous ai aperçus, je me suis douté que c’était vous, et, sans le vouloir, je vous ai donné la chasse. Excusez-moi.
— Ainsi donc, dit Saint-Luc avec un dernier nuage de soupçon, c’est le hasard qui vous fait suivre la même route que nous ?