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plus grand des deux cavaliers s’était approché du plus petit, et lui avait dit en ouvrant ses bras :

— Chère petite femme, embrasse-moi tranquillement, car, à cette heure, nous n’avons plus rien à craindre.

Alors madame de Saint-Luc, car c’était bien elle, s’était penchée gracieusement en ouvrant l’épais manteau dont elle était enveloppée, et, en appuyant ses deux bras sur les épaules du jeune homme et sans cesser de plonger les yeux dans son regard, elle lui avait donné ce tendre et long baiser qu’il demandait.

Il était résulté de cette assurance que Saint-Luc avait donnée à sa femme, et peut-être aussi du baiser donné par madame de Saint-Luc à son mari, que ce jour-là on s’était arrêté dans une petite hôtellerie du village de Courville, situé à quatre lieues seulement de Chartres, laquelle, par son isolement, ses doubles portes, et une foule d’autres avantages encore, donnait aux deux époux amants toute garantie de sécurité.

Là ils demeurèrent, toute la journée et toute la nuit, fort mystérieusement cachés dans leur petite chambre, où, après s’être fait servir à déjeuner, ils s’enfermèrent en recommandant à l’hôte, vu le long chemin qu’ils avaient fait et la grande fatigue qui en avait été le résultat, de ne point les déranger avant le lendemain au point du jour, recommandation qui avait été ponctuellement suivie.

C’était donc dans la matinée de ce jour-là que nous retrouvons M. et madame de Saint-Luc sur la route de Chartres à Nogent.

Or, ce jour-là, comme ils étaient plus tranquilles que la veille, ils voyageaient non plus en fugitifs, non plus même en amoureux, mais en écoliers qui se détournent à chaque instant du chemin pour se faire admirer l’un à l’autre sur quelque petit monticule comme une statue équestre sur son cheval, ravageant les premiers bourgeons, recherchant les premières mousses, cueillant les premières fleurs, sentinelles du printemps qui percent la neige près de disparaître, et se faisant une joie infinie du reflet d’un rayon de soleil dans le plumage chatoyant des canards ou du passage d’un lièvre dans la plaine.

— Morbleu ! s’écria tout à coup Saint-Luc, que c’est bon d’être libre ! As-tu jamais été libre, toi, Jeanne ?

— Moi, répondit la jeune femme avec un joyeux éclat de voix, jamais : et c’est la première fois que je prends d’air et d’espace ce que j’en veux. Mon père était soupçonneux. Ma mère était casanière. Je ne sortais pas sans une gouvernante, deux femmes de chambre et un grand laquais, de sorte que je ne me rappelle pas avoir couru sur une pelouse depuis que, folle et rieuse enfant, je bondissais dans les grands bois de Méridor avec ma bonne Diane, la défiant à la course et courant à travers les ramées, courant jusqu’à ce que nous ne nous trouvassions plus même l’une l’autre. Alors nous nous arrêtions palpitantes, au bruit de quelque biche, de quelque daim ou de quelque chevreuil, qui, effrayé par nous, s’élançait hors de son repaire, nous laissant interroger nous-mêmes avec un certain frisson le silence des vastes taillis. Mais toi, mon bien-aimé Saint-Luc, toi, tu étais libre, au moins ?

— Moi, libre ?

— Sans doute, un homme…

— Ah bien, oui ! jamais. Élevé près du duc d’Anjou, emmené par lui en Pologne, ramené par lui à Paris, condamné à ne pas le quitter par cette perpétuelle règle de l’étiquette, poursuivi, dès que je m’éloignais, par cette voix lamentable qui me criait sans cesse :

« Saint-Luc, mon ami, je m’ennuie, viens t’ennuyer avec moi ; » libre ! ah bien, oui ! et ce corset qui m’étranglait l’estomac, et cette grande fraise empesée qui m’écorchait le cou, et ces cheveux frisés à la gomme qui se fussent mêlés à l’humidité et souillés à la poussière ; et ce toquet enfin cloué à ma tête par des épingles. Oh ! non, non, ma bonne Jeanne, je crois que j’étais encore moins libre que toi, va. Aussi, tu vois, je profite de la liberté. Vive Dieu ! la bonne chose ! et comment s’en prive-t-on lorsque l’on peut faire autrement ?

— Et si l’on nous rattrape, Saint-Luc, dit la jeune femme en jetant un regard inquiet derrière elle, si l’on nous met à la Bastille ?

— Si l’on nous y met ensemble, ma petite Jeanne, ce ne sera que demi-mal ; il me semble que, pendant toute la journée d’hier, nous sommes demeurés enfermés ni plus ni moins que si nous étions prisonniers d’État, et que nous ne nous sommes pas trop ennuyés cependant.

— Saint-Luc, ne t’y fie pas, dit Jeanne avec un sourire plein de malice et de gaieté ; si l’on nous rattrape, je ne crois pas qu’on nous mette ensemble.

Et la charmante femme rougit d’avoir tant voulu dire en disant si peu.

— Alors cachons-nous bien, dit Saint-Luc.

— Oh ! sois tranquille, répondit Jeanne, sous ce rapport nous n’avons rien à craindre, et nous serons bien cachés : si tu connaissais Méridor, et ses grands chênes qui semblent les colonnes d’un temple dont le ciel est la voûte, et ses halliers sans fin, et ses rivières paresseuses qui coulent, l’été, sous de sombres arceaux de verdure, et, l’hiver, sous des couches de feuilles mortes ; puis les grands étangs, les champs de blé, les parterres de fleurs, les pelouses sans fin, et les petites tourelles d’où s’échappent sans cesse des milliers de pigeons, voltigeant et bourdonnant comme des abeilles autour d’une ruche ; et puis, et puis, ce n’est pas tout, Saint-Luc, au milieu de tout cela, la reine de ce petit royaume, l’enchanteresse de ces jardins d’Armide, la belle, la bonne, l’incomparable Diane, un cœur de diamant dans une enveloppe d’or, tu l’aimeras, Saint-Luc.

— Je l’aime déjà : elle t’a aimée.

— Oh ! je suis bien sûre qu’elle m’aime encore et qu’elle m’aimera toujours. Ce n’est point Diane qui change capricieusement dans ses amitiés. Te figures-tu la vie heureuse que nous allons mener dans ce nid de fleurs et de mousse que va reverdir le printemps ! Diane a pris le gouvernement de la maison de son père, du vieux baron ; il ne faut donc pas nous en inquiéter. C’est un guerrier du temps de François Ier, devenu faible et inoffensif, en raison de ce qu’il a été autrefois fort et courageux, qui n’a plus qu’un souvenir dans le passé, le vainqueur de Marignan et le vaincu de Pavie ; qu’un amour dans le présent et qu’un espoir dans l’avenir, sa Diane bien-aimée. Nous pourrons habiter Méridor sans qu’il le sache et s’en aperçoive même jamais. Et s’il le sait ! eh bien ! nous en serons quittes en lui laissant dire que sa Diane est la plus belle fille du monde, et que le roi François Ier est le plus grand capitaine de tous les temps.

— Ce sera charmant, dit Saint-Luc ; mais je prévois de grandes querelles.

— Comment cela ?

— Entre le baron et moi.

— À quel propos ? À propos du roi François Ier ?

— Non, je lui passe son premier capitaine ; mais, pour la plus belle fille du monde…

— Je ne compte plus, puisque je suis ta femme.

— Ah ! c’est juste, dit Saint-Luc.

— Te représentes-tu cette existence, mon bien-aimé, continua Jeanne. Dès le matin, dans les bois par la petite porte du pavillon qu’elle nous donnera pour logis. Je connais ce pavillon ; deux tourelles reliées l’une à l’autre par un corps de logis bâti sous Louis XII, une architecture adorable, et que tu adoreras, toi qui aimes les fleurs et les dentelles. Et des fenêtres, des fenêtres ! une vue calme et sombre sur les grands bois qui montent à perte de vue, et dans les allées desquels on voit au loin paître quelque daim ou quelque chevreuil relevant la tête au moindre bruit ; puis, du côté opposé, une perspective ouverte sur des plaines dorées, sur des villages aux toits rouges et aux murs blancs, sur la Loire miroitant au soleil et toute peuplée de petits bateaux. Puis nous aurons, à trois lieues, un lac avec une barque dans les roseaux, nos chevaux, nos chiens, avec lesquels nous courrons le daim dans les grands bois, tandis que le vieux baron, ignorant de ses hôtes, dira, prêtant l’oreille aux abois lointains : Diane, écoute donc, si on ne dirait pas Astrée et Phlégéton qui chassent.

— Et s’ils chassent, bon père, répondra Diane, laisse-les chasser.