M. de Monsoreau attendit un instant, comme pour me laisser tout le loisir de lui répondre ; mais je n’en eus pas la force. Il était debout, tout prêt à se retirer. Un sourire amer passa sur ses lèvres ; il s’inclina et sortit.
Je crus entendre quelques imprécations s’échapper de sa bouche dans l’escalier.
J’appelai Gertrude.
Gertrude avait l’habitude de se tenir, ou dans le cabinet, ou dans la chambre à coucher quand venait le comte ; elle accourut.
J’étais à la fenêtre, enveloppée dans les rideaux de façon que, sans être aperçue, je pusse voir ce qui se passait dans la rue.
Le comte sortit et s’éloigna.
Nous restâmes une heure à peu près, attentives à tout examiner, mais personne ne vint.
La nuit s’écoula sans rien amener de nouveau.
Le lendemain Gertrude, en sortant, fut accostée par un jeune homme, qu’elle reconnut pour être celui qui, la veille, accompagnait le prince ; mais, à toutes ses instances, elle refusa de répondre ; à toutes ses questions, elle resta muette.
Le jeune homme, lassé, se retira.
Cette rencontre m’inspira une profonde terreur ; c’était le commencement d’une investigation qui, certes, ne devait point s’arrêter là. J’eus peur que M. de Monsoreau ne vînt pas le soir, et que quelque tentative ne fût faite contre moi dans la nuit ; je l’envoyai chercher ; il vint aussitôt.
Je lui racontai tout et lui fis le portrait du jeune homme d’après ce que Gertrude m’en avait rapporté.
— C’est Aurilly, dit-il ; qu’a répondu Gertrude ?
— Gertrude n’a rien répondu.
M. de Monsoreau réfléchit un instant.
— Elle a eu tort, dit-il.
— Comment cela ?
— Oui, il s’agit de gagner du temps.
— Du temps ?
— Aujourd’hui, je suis encore dans la dépendance de M. le duc d’Anjou ; mais, dans quinze jours, dans douze jours, dans huit jours peut-être, c’est le duc d’Anjou qui sera dans la mienne. Il s’agit donc de le tromper pour qu’il attende.
— Mon Dieu !
— Sans doute, l’espoir le rendra patient. Un refus complet le poussera vers quelque parti désespéré.
— Monsieur, écrivez à mon père, m’écriai-je ; mon père accourra et ira se jeter aux pieds du roi. Le roi aura pitié d’un vieillard.
— C’est selon la disposition d’esprit où sera le roi, et selon qu’il sera dans sa politique d’être pour le moment l’ami ou l’ennemi de M. le duc d’Anjou. D’ailleurs, il faut six jours à un messager pour aller trouver votre père ; il faut six jours à votre père pour venir. Dans douze jours M. le duc d’Anjou aura fait, si nous ne l’arrêtons pas, tout le chemin qu’il peut faire.
— Et comment l’arrêter ?
M. de Monsoreau ne répondit point. Je compris sa pensée et je baissai les yeux.
— Monsieur, dis-je après un moment de silence, donnez vos ordres à Gertrude, et elle suivra vos instructions.
Un sourire imperceptible passa sur les lèvres de M. de Monsoreau, à ce premier appel de ma part à sa protection.
Il causa quelques instants avec Gertrude.
— Madame, me dit-il, je pourrais être vu sortant de chez vous : deux ou trois heures nous manquent seulement pour attendre la nuit ; me permettez-vous de passer ces deux ou trois heures dans votre appartement ?
M. de Monsoreau avait presque le droit d’exiger ; il se contentait de demander : je lui fis signe de s’asseoir.
C’est alors que je remarquai la suprême puissance que le comte avait sur lui-même : à l’instant même, il surmonta la gêne qui résultait de notre situation respective, et sa conversation, à laquelle cette espèce d’âpreté que j’ai déjà signalée donnait un puissant caractère, commença variée et attachante. Le comte avait beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup pensé, et j’avais, au bout de deux heures, compris toute l’influence que cet homme étrange avait prise sur mon père.
Bussy poussa un soupir.
— La nuit venue, sans insister, sans demander davantage, et comme satisfait de ce qu’il avait obtenu, il se leva et sortit.
Pendant la soirée, nous nous remîmes, Gertrude et moi, à notre observatoire. Cette fois, nous vîmes distinctement deux hommes qui examinaient la maison. Plusieurs fois ils s’approchèrent de la porte ; toute lumière intérieure était éteinte ; ils ne purent nous voir.
Vers onze heures ils s’éloignèrent.
Le lendemain, Gertrude, en sortant, retrouva le même jeune homme à la même place ; il vint de nouveau à elle, et l’interrogea comme il avait fait la veille. Ce jour-là Gertrude fut moins sévère et échangea quelques mots avec lui.
Le jour suivant, Gertrude fut plus communicative ; elle lui dit que j’étais la veuve d’un conseiller, qui, restée sans fortune, vivait fort retirée ; il voulut insister pour en savoir davantage, mais il fallut qu’il se contentât, pour l’heure, de ces renseignements.
Le jour d’après Aurilly parut avoir conçu quelques doutes sur la véracité du récit de la veille ; il parla de l’Anjou, de Beaugé, et prononça le mot de Méridor.
Gertrude répondit que tous ces noms lui étaient parfaitement inconnus.
Alors il avoua qu’il était au duc d’Anjou, que le duc d’Anjou m’avait vue et était amoureux de moi ; puis, à la suite de cet aveu, vinrent des offres magnifiques pour elle et pour moi : pour elle, si elle voulait introduire le prince près de moi ; pour moi, si je le voulais recevoir.
Chaque soir, M. de Monsoreau venait, et chaque soir je lui disais où nous en étions. Il restait alors depuis huit heures jusqu’à minuit ; mais il était évident que son inquiétude était grande.
Le samedi soir je le vis arriver plus pâle et plus agité que de coutume.
— Écoutez, me dit-il, il faut tout promettre pour mardi ou mercredi.
— Tout promettre, et pourquoi ? m’écriai-je.
— Parce que M. le duc d’Anjou est décidé à tout, qu’il est bien en ce moment avec le roi, et qu’il n’y a rien par conséquent à attendre du roi.
— Mais d’ici à mercredi, doit-il donc se passer quelque événement qui viendra à notre aide ?
— Peut-être. J’attends de jour en jour cette circonstance qui doit mettre le prince dans ma dépendance. Je la pousse, je la hâte, non seulement de mes vœux, mais de mes actions. Demain il faut que je vous quitte, que j’aille à Montereau.
— Il le faut ? répondis-je avec une espèce de terreur mêlée d’une certaine joie.
— Oui ; j’ai là un rendez-vous indispensable pour hâter cette circonstance dont je vous parlais.
— Et si nous sommes dans la même situation, que faudra-t-il donc faire ? mon Dieu !
— Que voulez-vous que je fasse contre un prince, madame, quand je n’ai aucun droit de vous protéger ? Il faudra céder à la mauvaise fortune…
— Oh ! mon père ! mon père ! m’écriai-je.
Le comte me regarda fixement.
— Oh ! monsieur !
— Qu’avez-vous donc à me reprocher ?
— Oh ! rien : au contraire.
— Mais n’ai-je pas été dévoué comme un ami, respectueux comme un frère ?
— Vous vous êtes en tout point conduit en galant homme.
— N’avais-je pas votre promesse ?
— Oui.
— Vous l’ai-je une seule fois rappelée ?
— Non.
— Et, cependant, quand les circonstances sont telles que vous vous trouvez placée entre une position honorable et une position honteuse, vous préférez d’être la maîtresse du duc d’Anjou à être la femme du comte de Monsoreau.