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Diane avait dix-huit ou dix-neuf ans, c’est-à-dire qu’elle était dans ce premier éclat de la jeunesse et de la beauté qui donne son plus pur coloris à la fleur, son plus charmant velouté au fruit ; il n’y avait pas à se tromper à l’expression du regard de Bussy ; Diane se sentait admirée, et elle n’avait pas la force de tirer Bussy de son extase.

Enfin elle comprit qu’il fallait rompre ce silence qui disait trop de choses.

— Monsieur, dit-elle, vous avez répondu à l’une de mes questions, mais point à l’autre : je vous ai demandé qui vous êtes, et vous me l’avez dit ; mais j’ai demandé aussi comment vous vous trouvez ici, et à cette demande vous n’avez rien répondu.

— Madame, dit Bussy, aux quelques mots que j’ai surpris de votre conversation avec M. de Monsoreau, j’ai compris que les causes de ma présence ressortiraient tout naturellement du récit que vous avez bien voulu me promettre. Ne m’avez-vous pas dit de vous-même tout à l’heure que je devais savoir qui vous étiez ?

— Oh ! oui, comte, je vais tout vous raconter, répondit Diane, votre nom à vous m’a suffi pour m’inspirer toute confiance, car votre nom, je l’ai entendu souvent redire comme le nom d’un homme de courage, à la loyauté et à l’honneur duquel on pouvait tout confier.

Bussy s’inclina.

— Par le peu que vous avez entendu, dit Diane, vous avez pu comprendre que j’étais la fille du baron de Méridor, c’est-à-dire que j’étais la seule héritière d’un des plus nobles et des plus vieux noms de l’Anjou.

— Il y eut, dit Bussy, un baron de Méridor qui, pouvant sauver sa liberté à Pavie, vint rendre son épée aux Espagnols lorsqu’il sut le roi prisonnier, et qui, ayant demandé pour toute grâce d’accompagner François Ier à Madrid, partagea sa captivité, et ne le quitta que pour venir en France traiter de sa rançon.

— C’est mon père, monsieur, et si jamais vous entrez dans la grande salle du château de Méridor, vous verrez, donné en souvenir de ce dévouement, le portrait du roi François Ier de la main de Léonard de Vinci.

— Ah ! dit Bussy, dans ce temps-là les princes savaient encore récompenser leurs serviteurs.

— À son retour d’Espagne, mon père se maria. Deux premiers enfants, deux fils, moururent. Ce fut une grande douleur pour le baron de Méridor, qui perdait l’espoir de se voir revivre dans un héritier. Bientôt le roi mourut à son tour, et la douleur du baron se changea en désespoir ; il quitta la cour quelques années après et vint s’enfermer avec sa femme dans son château de Méridor. C’est là que je naquis comme par miracle, dix ans après la mort de mes frères.

Alors tout l’amour du baron se reporta sur l’enfant de sa vieillesse ; son affection pour moi n’était pas de la tendresse, c’était de l’idolâtrie. Trois ans après ma naissance, je perdis ma mère ; certes, ce fut une nouvelle angoisse pour le baron ; mais, trop jeune pour comprendre ce que j’avais perdu, je ne cessai pas de sourire, et mon sourire le consola de la mort de ma mère.

Je grandis, je me développai sous ses yeux. Comme j’étais tout pour lui, lui aussi, pauvre père, il était tout pour moi. J’atteignis ma seizième année sans me douter qu’il y eût un autre monde que celui de mes brebis, de mes paons, de mes cygnes et de mes tourterelles, sans songer que cette vie dût jamais finir et sans désirer qu’elle finît.

Le château de Méridor était entouré de vastes forêts appartenant à M. le duc d’Anjou ; elles étaient peuplées de daims, de chevreuils et de cerfs, que personne ne songeait à tourmenter, et que le repos dans lequel on les laissait rendait familiers ; tous étaient plus ou moins de ma connaissance ; quelques-uns étaient si bien habitués à ma voix, qu’ils accouraient quand je les appelais ; une biche, entre autres, ma protégée, ma favorite, Daphné, pauvre Daphné ! venait manger dans ma main.

Un printemps, je fus un mois sans la voir ; je la croyais perdue et je l’avais pleurée comme une amie, quand tout à coup je la vis reparaître avec deux petits faons ; d’abord les petits eurent peur de moi, mais, en voyant leur mère me caresser, ils comprirent qu’ils n’avaient rien à craindre et vinrent me caresser à leur tour.

Vers ce temps, le bruit se répandit que M. le duc d’Anjou venait d’envoyer un sous-gouverneur dans la capitale de la province. Quelques jours après, on sut que ce sous-gouverneur venait d’arriver et qu’il se nommait le comte de Monsoreau.

Pourquoi ce nom me frappa-t-il au cœur quand je l’entendis prononcer ? Je ne puis m’expliquer cette sensation douloureuse que par un pressentiment.

Huit jours s’écoulèrent. On parlait fort et fort diversement dans tout le pays du seigneur de Monsoreau. Un matin, les bois retentirent du son du cor et de l’aboi des chiens ; je courus jusqu’à la grille du parc, et j’arrivai tout juste pour voir passer, comme l’éclair, Daphné poursuivie par une meute ; ses deux faons la suivaient.

Un instant après, monté sur un cheval noir qui semblait avoir des ailes, un homme passa, pareil à une vision ; c’était M. de Monsoreau.

Je voulus pousser un cri, je voulus demander grâce pour ma pauvre protégée ; mais il n’entendit pas ma voix ou n’y fit point attention, tant il était emporté par l’ardeur de sa chasse.

Alors, sans m’occuper de l’inquiétude que j’allais causer à mon père s’il s’apercevait de mon absence, je courus dans la direction où j’avais vu la chasse s’éloigner ; j’espérais rencontrer, soit le comte lui-même, soit quelques-uns des gens de sa suite, et les supplier d’interrompre cette poursuite qui me déchirait le cœur.

Je fis une demi-lieue, courant ainsi, sans savoir où j’allais ; depuis longtemps, biche, meute et chasseurs, j’avais tout perdu de vue. Bientôt je cessai d’entendre les abois ; je tombai au pied d’un arbre et je me mis à pleurer. J’étais là depuis un quart d’heure à peu près, quand, dans le lointain, je crus distinguer le bruit de la chasse ; je ne me trompais point, ce bruit se rapprochait de moment en moment ; en un instant il fut à si peu de distance, que je ne doutai point que la chasse ne dût passer à portée de ma vue. Je me levai aussitôt et je m’élançai dans la direction où elle s’annonçait.

En effet, je vis passer dans une clairière la pauvre Daphné haletante : elle n’avait plus qu’un seul faon ; l’autre avait succombé à la fatigue, et sans doute avait été déchiré par les chiens.

Elle-même se lassait visiblement ; la distance entre elle et la meute était moins grande que la première fois, sa course s’était changée en élans saccadés, et en passant devant moi elle brama tristement.

Comme la première fois, je fis de vains efforts pour me faire entendre. M. de Monsoreau ne voyait rien que l’animal qu’il poursuivait ; il passa plus rapide encore que je ne l’avais vu, le cor à la bouche et sonnant furieusement.

Derrière lui, trois ou quatre piqueurs animaient les chiens avec le cor et avec la voix. Ce tourbillon d’aboiements, de fanfares et de cris passa comme une tempête, disparut dans l’épaisseur de la forêt et s’éteignit dans le lointain.

J’étais désespérée ; je me disais que, si je m’étais trouvée seulement cinquante pas plus loin, au bord de la clairière qu’il avait traversée, il m’eût vue, et qu’alors, à ma prière, il eût sans doute fait grâce au pauvre animal.

Cette pensée ranima mon courage ; la chasse pouvait une troisième fois passer à ma portée. Je suivis un chemin tout bordé de beaux arbres, que je reconnus pour conduire au château de Beaugé. Ce château, qui appartenait à M. le duc d’Anjou, était situé à trois lieues à peu près du château de mon père. Au bout d’un instant je l’aperçus, et seulement alors je songeai que j’avais fait trois lieues à pied, et que j’étais seule et bien loin du château de Méridor.

J’avoue qu’une terreur vague s’empara de moi, et qu’à ce moment seulement je songeai à l’imprudence et même à l’inconvenance de ma conduite. Je suivis le bord de l’étang, car je comptais demander au jardinier, brave homme qui, lorsque j’étais venue jusque-là avec mon père, m’avait donné de magnifiques bouquets ; je comptais, dis-je, demander au jar-