Il en fut réduit à la conversation et à la compagnie de ses amis ordinaires. Antraguet, toujours rieur et bavard, lui fut une grande distraction dans son ennui.
— Nous avons un affreux grand-veneur, dit-il à Bussy, qu’en penses-tu ?
— Je le trouve horrible, quelle famille cela va nous faire si les personnes qui ont l’honneur de lui appartenir lui ressemblent ! Montre-moi donc sa femme.
— Le grand-veneur est à marier, mon cher, répliqua Antraguet.
— Et d’où sais-tu cela ?
— De madame de Vendron, qui le trouve fort beau et qui en ferait volontiers son quatrième mari, comme Lucrèce Borgia fit du comte d’Est. Aussi vois comme elle lance son cheval bai derrière le cheval noir de M. de Monsoreau.
— Et de quel pays est-il seigneur ? demanda Bussy.
— D’une foule de pays.
— Situés ?
— Vers l’Anjou.
— Il est donc riche ?
— On le dit ; mais voilà tout ; il paraît que c’est de petite noblesse.
— Et qui est la maîtresse de ce hobereau ?
— Il n’a pas de maîtresse : le digne monsieur tient à être unique dans son genre ; mais voilà monseigneur le duc d’Anjou qui t’appelle de la main, viens vite.
— Ah ! ma foi, monseigneur le duc d’Anjou attendra. Cet homme pique ma curiosité. Je le trouve singulier. Je ne sais pourquoi — on a de ces idées-là, tu sais, la première fois qu’on rencontre les gens — je ne sais pourquoi il me semble que j’aurai maille à partir avec lui, et puis ce nom, Monsoreau !
— Mont de la souris, reprit Antraguet, voilà l’étymologie : mon vieil abbé m’a appris cela ce matin : Mons Soricis.
— Je ne demande pas mieux, répliqua Bussy.
— Ah ! mais attends donc, s’écria tout à coup Antraguet.
— Quoi ?
— Mais Livarot connaît cela !
— Quoi, cela ?
— Le Mons Soricis. Ils sont voisins de terre.
— Dis-nous donc cela tout de suite ! Eh ! Livarot !
Livarot s’approcha.
— Ici vite, Livarot, ici — le Monsoreau ?
— Eh bien ? demanda le jeune homme.
— Renseigne-nous sur le Monsoreau.
— Volontiers.
— Est-ce long ?
— Non, ce sera court. En trois mots, je vous dirai ce que j’en sais et ce que j’en pense. J’en ai peur !
— Bon ! et, maintenant que tu nous as dit ce que tu en penses, dis-nous ce que tu en sais.
— Écoute !… Je revenais un soir…
— Cela commence d’une façon terrible, dit Antraguet.
— Voulez-vous me laisser finir ?
— Oui.
— Je revenais un soir de chez mon oncle d’Entragues, à travers le bois de Méridor, il y a de cela quelque six mois à peu près, quand tout à coup j’entends un cri effroyable, et je vois passer, la selle vide, une haquenée blanche emportée dans le hallier ; je pousse, je pousse, et, au bout d’une longue allée, assombrie par les premières ombres de la nuit, j’avise un homme sur un cheval noir ; il ne courait pas, il volait. Le même cri étouffé se fait alors entendre de nouveau, et je distingue en avant de la selle une femme sur la bouche de laquelle il appuyait la main. J’avais mon arquebuse de chasse ; tu sais que j’en joue d’habitude assez juste. Je le vise, et ma foi ! je l’eusse tué si, au moment même où je lâchais la détente, la mèche ne se fût éteinte.
— Eh bien, demanda Bussy, après ?
— Après, je demandai à un bûcheron quel était ce monsieur au cheval noir qui enlevait les femmes, il me répondit que c’était M. de Monsoreau.
— Eh bien mais, dit Antraguet, cela se fait, ce me semble, d’enlever les femmes, n’est-ce pas, Bussy ?
— Oui, dit Bussy, mais on les laisse crier au moins.
— Et la femme, qui était-ce ? demanda Antraguet.
— Ah ! voilà, on ne l’a jamais su.
— Allons ! dit Bussy, décidément c’est un homme remarquable, et il m’intéresse.
— Tant il y a, dit Livarot, qu’il jouit, le cher seigneur, d’une réputation atroce.
— Cite-t-on d’autres faits ?
— Non, rien ; il n’a même jamais fait ostensiblement grand mal ; de plus encore, il est assez bon à ce qu’on dit envers ses paysans ; ce qui n’empêche pas que dans la contrée qui jusqu’aujourd’hui a eu le bonheur de le posséder on le craigne à l’égal du feu. D’ailleurs, chasseur comme Nemrod, non pas devant Dieu, peut-être, mais devant le diable, jamais le roi n’aura eu un grand-veneur pareil. Il vaudra mieux, du reste, pour cet emploi que Saint-Luc, à qui il était destiné d’abord et à qui l’influence de M. le duc d’Anjou l’a soufflé.
— Tu sais qu’il t’appelle toujours, le duc d’Anjou ? dit Antraguet.
— Bon, qu’il appelle ; et toi, tu sais ce qu’on dit de Saint-Luc ?
— Non ; est-il encore prisonnier du roi ? demanda en riant Livarot.
— Il le faut bien, dit Antraguet, puisqu’il n’est pas ici.
— Pas du tout, mon cher, parti cette nuit à une heure pour visiter les terres de sa femme.
— Exilé ?
— Cela m’en a tout l’air.
— Saint-Luc exilé ! impossible.
— C’est l’Évangile, mon cher.
— Selon Saint-Luc.
— Non, selon le maréchal de Brissac, qui m’a dit ce matin la chose de sa propre bouche.
— Ah ! voilà du nouveau et du curieux, par exemple ! cela fera tort au Monsoreau.
— J’y suis, dit Bussy.
— À quoi es-tu ?
— Je l’ai trouvé.
— Qu’as-tu trouvé ?
— Le service qu’il a rendu à M. d’Anjou.
— Saint-Luc ?
— Non, le Monsoreau.
— Vraiment ?
— Oui, ou le diable m’emporte ; vous allez voir, vous autres ; venez avec moi.
Et Bussy, suivi de Livarot, d’Antraguet, mit son cheval au galop pour rattraper M. le duc d’Anjou, qui, las de lui faire des signes, marchait à quelques portées d’arquebuse en avant de lui.
— Ah ! monseigneur, s’écria-t-il, en rejoignant le prince, quel homme précieux que ce M. Monsoreau !
— Ah ! vraiment ?
— C’est incroyable !
— Tu lui as donc parlé ? fit le prince toujours railleur.
— Certainement, sans compter qu’il a l’esprit fort orné.
— Et lui as-tu demandé ce qu’il avait fait pour moi ?
— Certainement, je ne l’abordais qu’à cette fin.
— Et il t’a répondu ! demanda le duc, plus gai que jamais.
— À l’instant même, et avec une politesse dont je lui sais un gré infini.
— Et que t’a-t-il dit, voyons, mon brave tranche-montagne ? demanda le prince.
— Il m’a courtoisement confessé, monseigneur, qu’il était le pourvoyeur de Votre Altesse.
— Pourvoyeur de gibier ?
— Non, de femmes.
— Plaît-il ? fit le duc, dont le front se rembrunit à l’instant même ; que signifie ce badinage, Bussy ?
— Cela signifie, monseigneur, qu’il enlève pour vous les femmes sur son grand cheval noir, et que, comme elles ignorent sans doute l’honneur qu’il leur réserve, il leur met la main sur la bouche pour les empêcher de crier.
Le duc fronça le sourcil, crispa ses poings avec colère, pâlit